Une enfance place de La Tine

Robert Taurines
vendredi 27 mai 2011
par  Martine Astor

Les Ateliers de la Société d’Études Millavoises

Une enfance place de la Tine par
Robert Taurines

Le magasin de coutellerie Taurines (coll. Robert Taurines)
Le père de robert Taurines, son petit frère (sur le vélo) et sa grand-mère)
Notez la petite cage à oiseau suspendue à la porte ...

Je suis né le 14 juin 1921 (mais qu’importe la date) entre Tine et Mandarous.
Mes premiers pas arpentèrent le trottoir entre la place et la rue de l’Arpajonie à la recherche de mes deux amies de jeunesse Alice, fille du boucher Polydor Bernat et Maguy, fille de Louise, la marchande de journaux, dans son kiosque, au bout du trottoir, de l’avenue Jean-Jaurès avant qu’on ne le déplace à côté du café Benoît. Ma première école maternelle était Jeanne-d’Arc, il ne pouvait pas en être autrement : la marraine de mon grand-père était sœur Saint-Ange du couvent Saint-Joseph qui faisait les hosties pour toutes les églises de la région. Elle venait faire aiguiser ses emporte-pièces à mon père, le coutelier de l’avenue Jean-Jaurès, et elle m’apportait chaque fois un gros paquet de « pain des anges » en paiement du travail de remise en forme de ses outils, ô combien précieux !
Mon père, de sa boutique, surveillait mes premières escapades à la recherche des copains. C’était d’abord les deux filles du quartier, puis se furent Max et Claude Lévy, les petits enfants du coiffeur de la rue qui nous permettait, de l’avenue Jean-Jaurès de retrouver le boulevard de la République et cette petite place qui fait face à la belle mairie. Cette petite rue que nous empruntions pour faire « le tour », soit en courant, soit à vélo, à trottinette ou encore en poussant nos cerceaux de bois que nous dirigions avec une baguette et qui faisaient tant crier les promeneurs quand nos engins, oubliant la baguette directrice allaient se mélanger à leur canne ou à leurs jambes en causant parfois des accidents regrettables. Dans cette rue, nous retrouvions les enfants Pagès, du charcutier, mes cousins Taurines, Maurice et Jacquie, les enfants Dubourdieu, du dentiste, le fils du marchand de vin Grimel et quelquefois, Michèle, petite-fille du Caïffa. Dans cette rue, se trouvait l’ entrée de la maison de l’oncle Maurice qui était marchand de vélos et dont le magasin était boulevard de la République. Cette entrée donnait accès à une cour assez grande, carrée, dans laquelle l’oncle Maurice entreposait les caissons d’emballage dans lesquels il recevait sa marchandise. C’était des espèces de cages en bois. Quand passait un cirque à Millau avec sa ménagerie, notre imagination se réveillait et nous faisait imiter ce que nous admirions. Alors, c’était le rassemblement général des garçons du quartier. Nous nous mettions en chasse des chiens errants, nous les capturions et, attachés avec des ficelles, nous les enfermions dans ces fameuses cages en bois ; c’était notre ménagerie, nos captifs, nos lions et nos tigres ; nous jouïons à la ménagerie et au cirque.
Sur la Tine régnaient d’autres amis : les fils Portalier de l’Hôtel Moderne, les filles du coiffeur Étienne ; elles étaient quatre, elles chantaient… à tel point que nous les appelions « les sœurs Étienne ». Au deuxième étage de la Maison du Café l’Ami, habitait un garçon calme, toujours pensif, vêtu de sombre, que nous considérions, un peu à cause de son âge et de son maintien comme un chef auquel nous obéissions ; c’était Georges Girard. C’était lui qui organisait le feu de la Saint-Jean en nous réunissant la veille ou l’avant-veille pour nous commander de réunir des cartons (il en fallait beaucoup), du bois, des fusées, des pétards ; il fallait que notre feu soit plus grand, plus beau que celui du Pont de la Cabre ou que celui de la Gendarmerie. Un autre point de ralliement que nous aimions bien, était le garage de l’Hôtel Moderne de mes amis Portalier ; on y rencontrait quelquefois les fils Salles, les voisins, mais aussi un garçon Jean-Baptiste dont les parents tenaient une épicerie sur la place de la Tine ; Jacques, féru de boxe avait entrepris de nous entraîner à ce sport. Il avait construit, dans le jardin jouxtant le magasin de ses parents, un ring où il essayait de nous apprendre les règles et les manigances de cet art. Je n’ai jamais été un adepte de ce sport et n’y suis pas allé souvent. Dans cette même maison venaient parfois les fils Duteil, dont le père était directeur de banque et devint plus tard, maire de Millau. Cette place de la Tine nous permettait de rencontrer les fils du carrossier Artières qui nous apprirent, avec une planche et quatre ou cinq roulements à billes, à faire des « tracts », qui, sur le trottoir, faisaient un chahut pas possible.
Ce quartier était aussi animé par la place qu’y avaient prise les autobus qui reliaient Millau avec les villages voisins. Le Rozier–Peyreleau, Vezins, Salles-Curan, Les Vignes, Comprégnac ; ils arrivaient le matin vers 9 heures, déchargeaient leurs voyageurs, les denrées qu’ils apportaient au marché ou destinées à des commerçants de la ville, et ils repartaient le soir vers 15 ou 16 heures pour les destinations qu’ils avaient reliées le matin avec Millau.

Les cochons de la Place de la Tine (coll. Robert Taurines)

Et quand arrivaient les premiers froids, la place de la Tine se couvrait de plusieurs castres en planches dont on tapissait le sol de copeaux ou de paille et où les négociants, messieurs Amat ou Grousset, enfermaient les cochons destinés à la vente à la population de Millau. Ces castres étaient la cible de nos jeux et, même quand ils étaient occupés par les habitants auxquels ils étaient destinés, nous gravissions les rambardes et nous nous retrouvions nez à nez avec des groins bruyants et nauséabonds ; mais le maximum de notre joie éclatait au moment où nous arrivions avec toute notre adresse, et après avoir réprimé l’horreur de l’odeur, à enfourcher ce genre de monture rose et soyeuse et que nous parvenions, avec ô combien de chance et d’équilibre, à faire un tour de piste ; on n’en faisait pas deux, car l’animal savait se débarrasser de son jockey, qui se retrouvait souvent en prise avec ces espèces d’objets noirs et malodorants qui s’attachaient à nos vêtements et qui nous valaient, en arrivant à la maison, les sarcasmes d’une mère qui ne mâchait pas ses mots et d’un père qui savait trouver un parfait équilibre en nous envoyant dans les fesses un pied alerte et propulsé à vitesse grand V et force assortie, qui nous faisait grincer des dents mais jamais regretter la leçon d’équitation.
Enfin un jour, les sachems du quartier, Georges Girard, mon père, Étienne, le coiffeur, un super félibre catalan eurent la magistrale idée d’organiser la fête de la Tine. Les réunions préparatoires avaient lieu dans la remise de l’Hôtel Cinq, sous la haute autorité de son propriétaire et de ses fils, la famille Pomarède. Alors là, on y a fait la liste de sociétés musicales à y inviter ; là, s’imaginèrent les thèmes à illustrer, des chars à construire, des costumes à imaginer, des chansons à apprendre, des buffets à organiser, des démarches à entreprendre, des autorisations à demander, des invitations à faire, en n’oubliant personne, etc., etc. Enfin arriva la semaine qui précédait la date prévue pour cette manifestation. La remise s’emplit de remorques et de tracteurs qui devaient fournir le support à tous les chars imaginés par les uns ou les autres habitants du quartier, ou par les magasins ou ateliers qui y avaient « pignon sur rue ». On vit arriver des kilomètres de tissu, des panneaux de contre-plaqué, des liteaux, des cables, des ficelles, des fils électriques et puis… et puis, que sais-je encore ? …

Char de la fête de La Tine (collection Robert Taurines)

Une autre joie de la place de la Tine était le défilé, les dimanches matin, au moment de la Fête-Dieu, avant la grand-messe au Sacré-Cœur, des jeunes filles de l’institution Sainte-Marguerite-Marie, lys en main, précédées de leur directrice et entourées des religieuses de l’institution. Dès les premières notes du carillon, elles partaient de leur maison, de l’avenue Jean-Jaurès, pour arriver sur les mêmes notes sur les escaliers d’entrée de l’église, dans laquelle s’organisait alors la procession, qui faisait le tour de l’église par les jardins, s’arrêtant à tous les reposoirs avant de repénétrer dans le sanctuaire où avait lieu la messe. La même cérémonie s’organisait pour assister au retour vers l’institution…
Sur la place, à l’angle de la rue Jean-François-Alméras, il y avait une épicerie : lieu et objet de ma grande désillusion. On y vendait des légumes, des salades, mais aussi d’adorables plantes grasses, souvent en fleurs. Je passais devant matin et soir pour aller à l’école Eugène-Selles dans la classe de Madame Vésy en C.P. Ces salades, ces plantes grasses éveillèrent en moi un goût artistique que je ne pus réprimer. Alors, un beau matin, emporté par un instinct de création, je me mis à construire un échafaudage de salades, les unes sur les autres. Je fis deux belles colonnes qui se rejoignaient en haut par un chapeau ressemblant un peu à un dôme. Et, au milieu, au centre, il fallait quelque chose de beau, de représentatif. Je choisis la plus belle des plantes grasses. L’âme ravie, je pris le chemin de l’école. Hélas ! à 11 heures, en repassant, ma belle architecture avait été démolie, les salades gisaient dans des corbeilles, les plantes sous des panneaux. Je me promis de recommencer à mon prochain passage et c’est ainsi que tous les jours, je refaisais mon chef-d’œuvre, en l’améliorant, si c ‘était possible. Un jour, à 14 heures, fier de moi, je contemplais un monument tout particulièrement réussi, quand la porte de l’épicerie s’ouvrit et que je vis surgir l’épicière, pas contente du tout, qui se mit à me poursuivre ; elle me rattrapa et me conduisit à l’école chez madame Vésy, par les oreilles, en clamant bien haut mes méfaits. Madame Vésy me gronda, mais sans plus ; mais ce fut autre chose le soir , quand mon père me vit arriver à la sortie de l ‘étude. Il me conduisit chez l’épicière et m’obligea à lui demander pardon à genoux. Pardon de quoi ? d’avoir fait quelque chose de beau, d’inédit, d’agréable à regarder ? Bien sûr, je dus promettre de ne plus recommencer. Voilà comment on encourage le sens artistique naissant chez de jeunes artistes ! C’est à vous dégoûter ! Quelques années plus tard, j’avais grandi, j’étais militaire ; nous venions de perdre une guerre ; nous attendions en Arles un bateau qui devait nous amener de Marseille à Alger pour y continuer là-bas cette guerre perdue. C’était le jour où le maréchal Pétain signa l’Armistice et fit son discours. La mort dans l’âme, avec quelques amis, nous arpentions les rues d’Arles. Nous nous arrêtâmes à la terrasse de ce café peint par Van Goh. Une charmante dame vint nous demander ce que nous voulions boire, avec une façon de me regarder qui fit dire aux copains : « tu as fais une touche ». Elle prit la commande et revint avec nos bières. Et… toujours en me gratifiant de son sourire, me dit : « Vous n’êtes pas de Millau ? Vous êtes le fils Taurines ? Me reconnaissez-vous ? Je vais vous rappeler des souvenirs. » Elle me raconta l’histoire des salades. Inutile de vous dire la rigolade des copains. Elle nous offrit quand même les consommations… Après la Libération, son mari devint maire de Millau .
Robert Taurines


Commentaires