Jean-Louis Esperce : Le chemin de l’école

Jean-Louis Esperce
mercredi 18 avril 2012
par  Martine Astor

Ateliers de la Société d’Etudes Millavoises

Le chemin de l’école

Nous donnerons aujourd’hui la parole à Jean-Louis Esperce qui se souvient des quartiers de son enfance.

Eugène de Planard

Eugène de Planard (Millau 1784 – Paris 1853)
Son père Antoine-Marie de Planard, originaire de Saint-Geniez-d’Olt, s’est fixé à Millau par mariage avec Antoinette de Gualy. Entièrement ruinés par la Révolution, son fils devenu Secrétaire de la Section de législation du Conseil d’Etat, interviendra avec l’ensemble des députés du département pour qu’il bénéficie d’un poste de juge de paix à Millau.
Très jeune, Eugène de Planard éprouva de l’attrait pour l’écriture. Dans sa petite chambre non chauffée, le soir, loin des tumultes du monde, sur un bureau de chêne avec des pierres de l’Aveyron pour presse-papiers, il écrivit 13 comédies (la Nièce supposée), 6 vaudevilles et une chronique en trois volumes. Il fut joué sur les scènes les plus réputées de Paris où il entretint des relations d’amitié avec le grand Talma et mademoiselle Mars. Mais Eugène de Planard, fut surtout connu avec le Solitaire, le Pré aux clercs, le Farfadet, la Belle au bois dormant, en tout 48 livrets d’opéra comique où l’on rencontre tous les compositeurs du temps : Boieldieu, Auber, Halévy, Caraffa, Hérold, Adolphe Adam, Ambroise Thomas, Plantade (source : Pierre Carrère, « Eugène de Planard », Revue du Rouergue t. XXII, n° 87, p. 225-235). Portrait E. de Planard jeune : A.P. Vincent, 1819 – Musée Fenaille.

La rue de Planard

Je suis né à Millau, rue De Planard et j’ai habité dans la maison où je suis né toutes les années de mon enfance et de mon adolescence, aux côtés de mes parents et de mon frère plus jeune. Longtemps j’ai ignoré l’origine de ce nom de rue, d’autant que souvent les Millavois, pour en parler, disaient et disent encore « les Planards » ; un tel, il demeure « aux Planards », je passe par « les Planards »… Plus tard, ma curiosité pour l’histoire de ma ville me poussa à vérifier l’origine de ce nom, qui, tel que communément utilisé, semblait désigner un endroit plat dans cette rue en pente, me permettant ainsi de rendre à Eugène De Planard la rue qui doit conserver sa mémoire.
Les premières années de ma vie, j’ai fréquenté la petite classe maternelle de l’Institution Marguerite-Marie qui avait l’avantage d’être à cent mètres de la maison.
A cinq ans, je fis la rentrée au Collège de Garçons du boulevard de l’Ayrolle, qui, outre l’enseignement secondaire, dispensait également un enseignement primaire de la douzième à la septième avec, à la fin de cette dernière année, l’examen (difficile) d’entrée en sixième. Je pris donc l’habitude, dès mes cinq ans, de me rendre, de la rue De Planard au boulevard de l’Ayrolle, le matin dès huit heures, l’après-midi, à treize heures trente. Au début, je fis ce parcours à pied tenant la main de ma mère, ou, quand l’hiver sévissait, dans la voiture de mon père qui faisait un détour avant de partir en campagne faire ses visites vétérinaires. De son côté, ma mère ne manquait pas la sortie de onze heures, ni celle de seize heures trente. L’âge aidant et l’habitude étant prise, je fis ensuite le trajet seul, puis, souvent, avec mon voisin d’en face, Maurice Pennaroya. Aujourd’hui, s’il m’arrive de refaire le même trajet, je mesure tous les changements intervenus à la fois dans le paysage urbain de ce parcours et aussi dans notre façon de vivre.
Notre maison de la rue De Planard était située dans le tiers supérieur de la rue et disposait, comme les deux autres en dessous, d’un trottoir en ciment assez large qui nous servait, avec les voisins de mon âge, de terrain de jeu. Par contre, en remontant la rue devant les maisons, du côté droit, comme celles du côté gauche, la chaussée goudronnée finissait de façon très irrégulière dans un bas-côté terreux. Cette situation conduisait les piétons à utiliser la chaussée, qui, il faut le dire, n’était pas très fréquentée par les véhicules à moteur. On y voyait passer Louisou avec son chariot à bras livrant les morceaux de bois qu’il récupérait à la menuiserie Combes au Crès, les chevaux de Galibert avec derrière, la charrette à plateau livrant les colis de la gare, un homme qu’on appelait « gros biou » dont la spécialité était le ramassage des mégots de cigarettes qu’il démontait pour les rouler et les fumer et puis, de temps en temps, un « péliaire » (occ. peliaire) qui appelait pour qu’on lui vende les peaux de lapins ou de lièvres…

La maison natale (photo Martine Astor).
La porte d’entrée de la maison natale de Jean-Louis Esperce (photo Martine Astor)

La tranquillité de notre rue nous permettait de profiter de sa pente pour utiliser des chariots de notre fabrication, équipés, en guise de roue, de roulements à billes de récupération. Un roulement à l’avant, commandé par une planche traversée par un axe, servait de guidon et assurait la direction de l’engin qui n’avait que l’inconvénient d’être particulièrement bruyant. Suivant les époques, la rue et ses quelques trottoirs servaient aussi pour l’usage des trottinettes, patins à roulettes, cyclo-rameurs et autres engins à roue.
Partant de la maison et remontant la rue, on trouvait, à gauche, deux dalles de béton qui nous semblaient faites pour nos jeux. Ces constructions au niveau de la rue avaient été réalisées pour abriter les ateliers de Corrénoz et Vésy qui traitaient des peaux d’agneaux lainées, et à côté, l’atelier de serrurerie Malaval. Elles surplombaient au sud des cours par lesquelles on accédait aux ateliers. Pendant des années et avant que soit réalisée la partie habitation au-dessus, qui existe aujourd’hui, ces deux dalles, qui devaient mesurer ensemble quatre cents mètres carrés environ, servirent donc de terrain de jeux aux enfants du quartier alors qu’elles se terminaient sur trois côtés, sans aucun parapet, sur un vide de quatre à cinq mètres. Il n’y eut heureusement jamais d’accident et pourtant, le principe de précaution n’existait pas ! Du même côté de la rue et après un passage en pente qui conduisait aux ateliers dont je viens de parler, il y avait une construction basse qui faisait l’angle de la rue de la Fraternité, et dont le toit, en partie ruiné, dépassait à peine le niveau de cette dernière rue.

La rue de la Fraternité

C’était une ancienne écurie qui, plusieurs années plus tard, verra la construction sur son emplacement des bureaux de la Sécurité Sociale qui devinrent, après le déménagement de ce service, le siège de l’Office d’HLM. Lorsque j’étais encore enfant, ce n’était donc qu’une ancienne écurie qui servait souvent de terrain de jeux et d’aventures pour les enfants qui habitaient les immeuble voisins de la rue de la Fraternité. Ce bâtiment retrouvait quelquefois sa vocation initiale les jours de foires ou de marchés car certains clients de mon père, venant de la campagne proche, avaient pris l’habitude d’y attacher le cheval et d’y laisser la jardinière avec laquelle ils étaient arrivés en ville. La circulation en automobile n’était pas encore la pratique de tous ! La rue de la Fraternité, que j’empruntais pour aller au collège, dans la direction de la place de la Capelle, plus fréquentée que la rue De Planard, ne disposait pas de trottoirs. La rue était vivante, beaucoup plus qu’aujourd’hui, notamment en raison de la présence de commerces et d’artisans.
Le premier sur mon parcours, du côté droit, était le rechappeur Bastide, à l’emplacement où furent construits, il y a quelques années, des garages individuels. Cet atelier me fascinait pour plusieurs raisons. Stationnaient devant et sur la rue quelques voitures, mais surtout des camions dont les roues étaient en général d’une taille égale ou supérieure à la mienne. Ils venaient là pour changer de pneumatiques ou réparer un crevaison. Je me souviens de monsieur Bastide et de son employé, qui, la roue une fois au sol, tapaient dessus avec d’énormes marteaux pour déjanter ou pour mettre en place le pneu de remplacement. Par la porte de l’atelier qui était rarement fermée, sauf quelquefois en plein hiver, on pouvait voir d’énormes moules en fer qui s’ouvraient grâce à un jeu de chaînes et de palans comme d’énormes coquillages et dont on sortait, dans des nuages de vapeur, les pneus rechapés, qui, roulés encore chauds à l’extérieur, crachaient par la valve une eau bouillante qui s’écoulait dans le caniveau de la rue. Au fond du local on voyait la chaudière dont la flamme, dans un foyer qui fermait mal, contribuait à ajouter au caractère fantastique et impressionnant de l’endroit. Souvent au retour du collège, je m’arrêtais de longs moments pour regarder ce qui se faisait dans cet atelier, fasciné par les bruits, les vapeurs, les fumées, le feu.
Après le rechapage Bastide, il y avait l’atelier du serrurier Molinié. Là aussi, feu de la forge, étincelles, marteau sur l’enclume et souvent même travaux de soudure à l’extérieur sur la chaussée retenaient mon regard. Sur la porte, au-dessus de la fente destinée à recevoir le courrier était écrite à la peinture blanche, une invitation, en cas d’absence de l’artisan, à laisser un petit mot, le téléphone étant un outil rare.
A l’angle de la rue Elise Arnal Sabde, il y avait l’épicerie Arnal dit « le Rafe » (le radis). C’était encore à l’époque, la guerre des épiceries. En face ou presque de chez le Rafe, il y avait une « Étoile du Midi », chaîne de magasins dont le siège était, je crois, à Carcassonne et qui, en outre, possédait, un peu plus avant dans la rue, un entrepôt qui existe toujours aujourd’hui pour un autre usage, dont la particularité était qu’il s’ouvrait sur la rue à hauteur d’un plateau de camion pour faciliter les manutentions. Entre le dépôt et le magasin « Étoile du Midi », trois ou quatre marches de pierre avançant dans la rue donnaient accès à l’atelier du plombier Carrel, pour lequel, la plaisanterie souvent entendue consistait à dire que madame Carrel avait pour prénom Emma !

Le site de l’ancien dépôt de l’Etoile du Midi (photo Martine Astor).

Après l’épicerie Etoile du Midi, et toujours du même côté de la rue, on trouvait le Café-Restaurant de la Fraternité, rendez-vous animé de solides buveurs qui, dès le matin, commençaient la journée par quelques verres de vin et la poursuivaient à l’apéritif de midi, à la collation de quatre heures et le soir sur le même rythme.
En face du café et à la suite de l’épicerie du Rafe il y avait la boutique du cordonnier Mathieu qui travaillait derrière sa vitrine, assis sur une chaise basse devant un établi bas lui aussi, sur lequel trônait une marguerite en métal dont les compartiments pleins de clous de différentes tailles lui servaient pour réparer les chaussures de ses clients. Régulièrement son travail attirait mon regard et en même temps, je ne pouvais m’empêcher de regarder derrière lui l’amoncellement de chaussures de toutes sortes qui me conduisaient à me demander comment chacun pourrait y retrouver la sienne à moins qu’il s’agisse d’oublis ou même d’abandons ! Poursuivant en direction de la place de la Capelle, il y avait le coiffeur Michel qui tenait salon, puis j’arrivais devant la maison d’Amédée Valès, marchand de cochons de son état. Pour exercer sa profession il utilisait un véhicule qui avait servi d’ambulance pendant la Grande Guerre. L’arrière était tôlé avec un espace vide qui était certainement bâché à l’origine entre les côtés et le toit, espace comblé par des planches formant claire-voie. Veuf, je crois, il habitait avec sa fille, toujours mademoiselle, malgré un âge indéfinissable, une maison étroite et haute qui existe toujours dans un état de délabrement avancé, dont la pièce principale au rez-de-chaussée était un ancien magasin de boucherie ou charcuterie dans lequel subsistaient quelques crochets au mur et surtout un comptoir étroit et haut, en marbre blanc, qui avait servi de caisse au moment de l’activité commerciale. Objet complètement insolite dans une pièce devenue la cuisine et la salle à manger de la maison.

Les vestiges de la façade du salon du coiffeur Michel (photo Martine Astor).
L’ancienne maison d’Amédée Valès (photo Martine Astor).

La maison suivante, qui forme toujours une avancée par rapport à la précédente, abritait sous une voûte en contrebas l’atelier d’un autre plombier zingueur. En face, par l’ouverture que constitue la ruelle qui rejoint l’avenue Gambetta, on découvrait « le travail » en fer grâce auquel monsieur Trouche ferrait ses chevaux. En repassant à cet endroit, me revient l’image d’un prêtre portant ses vêtements sacerdotaux, un ciboire dans les mains, qui, venant de la rue et donc, de l’église du Sacré-Cœur toute proche, traverse la rue pour aller avenue Gambetta, précédé d’un jeune enfant de chœur en surplis qui fait retentir la petite cloche qu’il agite au bout du bras. Ma grand-mère que j’avais interrogée en rentrant à la maison, m’avait expliqué qu’il s’agissait de porter la communion à un malade pour hâter sa guérison. Mais était-il encore temps de guérir … ? Peut-être que si certains lisent un jour ces lignes, ils penseront que nous étions encore un peu au XIXe siècle, tant aujourd’hui la pratique de la religion chez les chrétiens est devenue discrète.

(à suivre)

Jean-Louis Esperce

Novembre 2011

1. Jean-Louis Cartayrade s’exprime sur le nom de Petit Cintra alors donné à ce café : Le Cintra était dans les années 1950/60 un très élégant café situé sur le Mandarous (là où se trouve de nos jours le magasin Sales près de la pharmacie du Centre) et, par amusement et dérision, nous avions appelé le bistrot de la Fraternité "le petit Cintra" où se rencontraient, au bar, des gens simples et populaires et à table, le jour du 6 mai, les chalands servis ce jour-là au cours de 2 ou 3 services. Mon oncle André Cartayrade et son épouse, Maria aux cuisines, furent propriétaires de cet établissement durant les années 50 après avoir tenu l’épicerie, aujourd’hui disparue, du fond du Voultre, en face la rue des Cuirs.

L’ancien CINTRA, sur le site des actuels établissements Sales ; il en reste aujourd’hui le Grand Hôtel du Commerce(photo Martine Astor)
Le petit Cintra (photo Martine Astor)

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