3 -Jean-Louis Esperce : Le chemin de l’école - 3/4

Jean-Louis Esperce
mercredi 18 avril 2012
par  Martine Astor

Le chemin de l’école

Poursuivons avec Jean-Louis Esperce, en 1950, le lèche-vitrines du boulevard De Bonald et du tour du Mandarous.

Boulevard De Bonald (suite)

Après la rue Louis-Julié, une boutique retenait souvent mon attention. C’était la boutique d’un bourrelier dont le métier consistait à fabriquer des pièces d’harnachement pour les animaux de trait. Au printemps, il travaillait souvent sur le trottoir où il transportait une grosse machine à coudre à pédales pour réparer de grandes toiles armées, à intervalles réguliers, de baguettes de bois qui équipaient les faucheuses-lieuses. Ces toiles transportaient à l’intérieur de la machine les céréales coupées à l’avant par le cisaillement de la barre de coupe pour les lier en gerbes.
Un peu plus loin sur le boulevard, un autre bourrelier, monsieur Massabiau, réalisait au même moment, pour d’autres clients, les mêmes travaux. En face du débouché de la rue Louis Julié, après le Café des Sports, s’ouvrait l’épicerie de la famille Capo dans laquelle officiait monsieur Bousquet que tout le monde connaissait sous le surnom de « Macaroni ». Vendeur aimant rire et plaisanter, à la voix puissante et à l’accent un peu pointu, on l’entendait de loin annoncer à la caisse le prix des achats faits à l’étalage. Cette épicerie se manifestait aussi par l’odeur du café que l’on grillait toutes les semaines dans une machine installée sur le trottoir. Côté droit du boulevard, entre les deux bourreliers, j’ai le souvenir d’un magasin de vaisselle qui sera ensuite occupé par monsieur et madame Geniez antiquaires, de la boutique de Régis (encore tailleur), d’un magasin de chaussures… En face de ces boutiques s’ouvrait le boulevard Sadi-Carnot. A gauche, dans un immeuble triangulaire, une mercerie « A la Providence » tenue par monsieur Pierrejean et de l’autre côté, à l’emplacement de l’actuel Midi-Libre, un magasin de confection « A la Belle Jardinière ». Un peu plus loin, sur le boulevard de Bonald et côté gauche en allant vers le Mandarous, on trouvait le marchand de grains, monsieur Bannes. Ce dernier était propriétaire d’une maison à Pierrefiche-du-Larzac où il se rendait en famille le dimanche, tout comme le faisaient mes grands-parents maternels. Je ne manquais jamais cette sortie dominicale qui me permettait de retrouver Dédé, le plus jeune des enfants Bannes et quelques gamins du village pour une journée de liberté et d’aventures enfantines.
En poursuivant ma marche vers le Collège du côté droit, je passais devant la bijouterie Portes et ensuite la quincaillerie Lacas-Michel. C’était un magasin plutôt étroit et profond où l’on pouvait acheter des pointes ou des casseroles, voire des appareils de chauffage. A la période du cochon, l’on venait acheter puis faire sertir les boîtes de conserves pour les pâtés et autres fricandeaux. L’opération avait lieu au fond de la boutique, sur une machine à bras surmontée d’un grand volant d’inertie qui, une fois lancé, permettait par un jeu de roulettes de rabattre les bords du couvercle sur la boîte. Régulièrement, devant cette quincaillerie, s’installait un personnage qui avait le don d’attirer l’intérêt de tous les enfants qui passaient par là. Il se plaçait en bordure du trottoir, faisant face à la quincaillerie Michel sur un petit siège pliant avec, devant lui, un petit étalage constitué par un caillebotis léger de petites lames de bois posé sur des pieds métalliques, comme les utilisent quelquefois les camelots les jours de foire. On trouvait, sur cet étal, des pierres à briquets, quelques briquets à mèche d’amadou. En outre, il y avait toujours en présentation ou en attente de livraison, des plaques métalliques gravées pour marquer le lieu d’exercice de tel ou tel professionnel et nombre de plaques de vélo que l’on devait obligatoirement placer sur l’axe du guidon, plaque qui indiquait le nom et l’adresse du propriétaire de l’engin. L’homme avait une bonne tête de baroudeur avec quelques traces de petite vérole, des yeux clairs, un accent qui indiquait qu’il n’était ni de Millau ni du Midi. Il gravait les plaques présentées sur son petit étal à l’acide qui creusait le métal autour du texte demandé, qu’il écrivait préalablement à la peinture ou à l’encre. L’attaque de l’acide était toujours spectaculaire, bouillonnements, vapeurs, puis rinçage à l’eau de la fontaine toute proche, et le texte apparaissait avec un léger relief, brillant, sur un fond oxydé. J’aimais regarder ces opérations, d’autant que l’homme parlait volontiers avec tous les enfants, qui, comme moi, s’arrêtaient à sa hauteur. Il fut longtemps accompagné par un petit singe qui excitait notre curiosité. Plus tard, le petit singe disparu, il y eut un petit chien. Je n’ai jamais su le nom de cet homme qui était, je crois, un ancien légionnaire. Il vivait quelque part à l’extérieur de la ville, dans une roulotte. Tout au long de mes années de Collège, je le vis toujours à la même place. L’hiver il se réfugiait de temps en temps pour se réchauffer, à l’intérieur de la quincaillerie Michel d’où il surveillait son étal en se plaçant derrière les panneaux de bois qui marquaient le fond de la vitrine.

L’ancien site de la quincaillerie Lacas-Michel (photo Martine Astor).

La place du Mandarous

Après l’arrêt devant le graveur, j’arrivais à l’angle de la place du Mandarous. L’itinéraire le plus court pour se rendre au Collège imposait de traverser le boulevard pour rejoindre le trottoir qui logeait l’imposante bâtisse de « L’Hôtel du Commerce ». Cet immeuble, aujourd’hui occupé par différents commerces ou professions libérales, n’offre plus aux voyageurs que quelques chambres au dernier étage, tout en conservant son appellation d’origine. C’était à l’époque, le plus bel hôtel-restaurant de la ville avec celui de « La Compagnie du Midi » situé à côté de la gare du chemin de fer et qui devint ensuite hôpital. Sur le Mandarous, passant devant l’Hôtel du Commerce, j’aimais jeter un coup d’œil aux salons qui s’ouvraient sur la place, voir les clients déjeunant ou lisant, en somme vivre un peu le voyage sans quitter la ville. Quelques années plus tard, mon frère Michel, faisant le même parcours, s’arrêtait, lui, pour examiner les belles automobiles stationnées devant l’hôtel. Tous les amateurs de mécanique de la ville venaient jeter un coup d’œil à des modèles que la clientèle de l’hôtel leur permettait d’approcher.
Souvent, au lieu de passer sur le trottoir devant l’Hôtel du Commerce, j’allongeais mon trajet en faisant le tour de la place. Là, après la Brasserie toujours présente à l’angle du boulevard de Bonald et le tabac, s’ouvrait la boutique de Galibert, marchand de grains dont on croisait l’activité à travers le va-et-vient des sacs et autres marchandises que camions ou camionnettes venaient charger ou décharger. Cette boutique dégageait des odeurs de grains, de farines et de foin qui me rappelaient le plaisir de mes dimanches ou des vacances à Pierrefiche. Souvent la petite vitrine présentait des poussins vivants courant en tous sens sous une lampe à infrarouge qui leur servait de « glousse ». A l’occasion des fêtes, Noël ou Pâques, les poussins arboraient, après une injection dans l’œuf, des duvets colorés de teintes vives qui provoquaient l’afflux des enfants sortant des écoles, curieux de découvrir ces phénomènes. A l’angle de l’avenue Jean-Jaurès, la pharmacie de monsieur Chante, avec en vitrine des publicités de circonstance. C’est ainsi que chaque début d’hiver revenait l’impressionnant cracheur de feu du Thermogène. A cette époque, les Millavois s’amusaient à regrouper le nom de la plupart des pharmaciens de la ville et cela donnait ceci : « le Joli Coq de Lafabrié (de Delmas, de Franckel ou de Lavabre) Chante Roques. » Cinq des potards de la ville étaient ainsi cités dans la même phrase.

Le Café de Millau à la Belle Epoque (collection Pierre Costecalde).

Au milieu de la place, entre Jean-Jaurès et République, l’imposant immeuble qui existe toujours se distinguait au rez-de-chaussée par les vitrines du « Café de Millau ». De belles menuiseries moulurées encadraient de grandes glaces gravées d’arabesques et de motifs floraux. A l’intérieur, de hauts plafonds décorés de corniches et de rosaces en staff dominaient une salle garnie de banquettes de moleskine et de tables en marbre entre lesquelles officiaient des garçons en pantalons et gilets noirs protégés par de grands tabliers blancs leur descendant jusqu’aux pieds. Il nous arrivait, l’après-midi de Noël, d’aller en famille dans ce café pour jouer au quine. Atmosphère chaude, enfumée, odeur de bière et d’anis, cette sortie était un plaisir pour moi, car rarement j’avais l’occasion de me retrouver avec mon père, que sa profession de vétérinaire mobilisait tous les jours, y compris dimanches et fêtes. Souvent j’y retrouvais mon ami Pierre Vigne descendu avec ses parents de l’étage au-dessus où ils habitaient et où son père avait son cabinet médical.
Si j’empruntais souvent cet itinéraire, faisant le tour de la place pour aller à l’école, c’était pour retrouver Pierre, lui aussi élève du Collège dans la même classe. Au retour, il m’arrivait souvent de m’arrêter chez lui pour poursuivre les bavardages du trajet. C’est ainsi que pendant plusieurs semaines, de retour de l’école, nous avons suivi, depuis le balcon qui fait au premier étage le tour de l’appartement, le démontage du monument à la mémoire des combattants de la guerre de 1870 qui fut transporté et installé en haut du Parc de la Victoire. C’était en 1950. Ce chantier avait un côté spectaculaire qui m’a souvent retenu au-delà des temps impartis pour rentrer à la maison. De l’autre côté du boulevard de la République et à l’angle du Mandarous, un autre café dit « Café Benoit » avec en face, sur la chaussée de la place, un petit kiosque en bois hexagonal où l’on pouvait acheter journaux et billets de la Loterie Nationale. Il était tenu par madame Monteillet, personne aux formes généreuses dont on pouvait se demander comment elle pouvait tenir, elle et sa marchandise dans un si petit espace.
Après le café, s’ouvrait la vitrine de la pâtisserie Thibal-Delous dans laquelle je me rendais quelquefois le dimanche avec mon père. Nous achetions des gâteaux, mais c’était surtout pour mon père, l’occasion de bavarder avec son ami Marcel Delous qui était au travail dans son laboratoire. Mon père en profitait, avec la bénédiction de son ami, pour grignoter quelques pièces de chocolat ou de nougatine cassées ou ratées ou pour manger un gâteau au chocolat que l’on appelait « la noix japonaise ». Après la pâtisserie, poursuivant mon chemin, je passais devant un magasin de lingerie féminine, puis l’entrée de l’Institution Sainte-Jeanne-d’Arc et la quincaillerie Gnuva qui devint plus tard les Nouvelles Galeries. A cet endroit du Mandarous qui fait l’angle avec le boulevard de l’Ayrolle, à l’emplacement actuel de la Société Marseillaise de Crédit, s’ouvrait par de larges vitrines qui allaient au-delà du couloir de l’immeuble, le magasin « Au Louvre » de monsieur Lacroix. Ce magasin attirait particulièrement tous les enfants qui passaient à cet endroit, non pour les objets que l’on y trouvait à la vente, puisqu’il s’agissait de draps, couvertures, parures de lit, nappes et serviettes, mais parce qu’il nous permettait de faire enrager monsieur Lacroix qui n’hésitait pas à nous poursuivre avec un plumeau ou un battoir à tapis en osier tressé quand nous transgressions l’interdit. Ce magasin était abrité par un grand store de toile qui prenait appui sur des bras en tubes de fer plantés horizontalement dans la façade. Ces supports avaient la particularité d’être positionnés, certainement pour une raison technique, très bas par rapport au trottoir sur lequel ils empiétaient largement. Cette position était si basse que les piétons circulant sur le trottoir risquaient de se cogner la tête. Dans un souci de protection, monsieur Lacroix avait pris l’habitude de nouer autour de ces barres tous les bouts de ficelle des colis qu’il recevait. Pour nous, cela constituait de magnifiques barres fixes où nous nous suspendions après avoir pris un peu d’élan pour quelques instants de balancement. Monsieur Lacroix, connaissant la tentation qui était la nôtre en passant devant son magasin, planté devant sa porte, surveillait les lieux à l’heure de la sortie des écoles. Dès qu’un téméraire commençait son numéro de barre fixe, il se précipitait pour chasser l’intrus armé comme je l’ai dit. Ce qui nous plaisait dans ce jeu, ce n’était pas de nous suspendre aux supports du store, mais la sortie de ce petit monsieur, vêtu de noir en gilet et cravate, avec son plumeau ou son battoir à la main poursuivant l’un pendant qu’un autre se suspendait de l’autre côté. Monsieur Lacroix n’avait de repos que le jeudi. Il voyait certainement arriver les vacances scolaires avec autant de plaisir que nous. Ce magasin avait une autre singularité dont j’ai le souvenir très présent à l’esprit, c’était la manière de présenter et d’exposer les marchandises proposées à la vente aux chalands. Monsieur Lacroix, face à l’entrée de son magasin qui s’ouvrait à doubles portes vitrées, dressait régulièrement de véritables reposoirs comme on le faisait autrefois dans les campagnes ou dans les pensionnats au moment de la Fête-Dieu. Sur des degrés successifs, probablement faits de caisses et de cartons habillés des pièces de tissus à la vente, agrémentés de ces plantes vertes à larges feuilles luisantes qui ne fleurissent quasiment jamais, étaient présentées des boîtes remplies de parures de lit, de nappes, de couvertures et autres. Quand le temps le permettait, les deux grandes portes étaient laissées ouvertes pour permettre aux passants de découvrir cette exposition qui leur était destinée et qui occupait une large partie du centre de ce magasin.

Le tour du Mandarous revisité (photo Martine Astor).

(à suivre)

Jean-Louis ESPERCE


Commentaires