Conférence de Jean-Luc GINESTET sur "L’Abbé Carnus et sa montgolfière"

lundi 28 mai 2012
par  Martine Astor

L’ABBÉ CARNUS ET SA MONTGOLFIÈRE
par Jean-Luc Ginestet

Le 23 mai 2012 à 18 h. Salle de Conférence du Créa de Millau

Jean-Luc Ginestet lors de sa conférence

(Montgolfière-vidalon)

Dans le cadre du collectif Société d’Études millavoises, Amis du Musée de Millau et Archives municipales, Jean-Luc Ginestet, professeur de physique et chimie à Rodez, nous proposera un approfondissement de nos connaissances sur l’abbé Carnus et sur l’un des premiers essais réussis de vol d’êtres humains dans une nacelle pendue à un ballon.
Professeur au collège Royal de Rodez, l’abbé Carnus (1749-1792) alliait à d’incontestables qualités pédagogiques, un esprit d’ouverture et surtout de l’audace.
Après les expériences des frères Montgolfier (mouton, coq et canard volants le 19 septembre 1783) et Pilâtre de Rozier dans une nacelle le 21 novembre de la même année, il n’eut de cesse de voler dans la nacelle de son ballon « Ville de Rodez » : ce fut chose faite le 6 août 1784.
S’appuyant sur une abondante documentation, le conférencier nous contera les tenants et les aboutissants de cet exploit à saluer rétrospectivement comme il le mérite.
Il nous contera aussi, tout au long, la vie de ce Rouergat illustre dont la fin tragique ne dut rien à son intrépidité.

Quelques documents illustant la conférence :

(Gonflage d’un aérostat à Paris)

Pilâtre du Rozier

Mort de Pilâtre du Rozier et de son compagnon Romain.

Les frères Montgolfier : Joseph et Etienne


Lieu d’atterrissage de la Montgolfière de l’abbé Carnus, près de Flavin.

Lettre de M. l’abbé Carnus, professeur de philosophie de Rodez, d M.***, touchant le voyage aérien fait le .6 août 178 4.
Vous exigez donc, Monsieur, que je vous envoie une relation détaillée de l’expérience aérostatique de vendredi dernier, à laquelle des affaires essentielles ne vous ont
point permis d’assister. C’est un devoir pour moi de répondre à votre demande ; je vais le remplir avec autant d’empressement que d’exactitude.
A 8 heures 17 minutes du matin, tous les préparatifs étant faits, une boite avertit que le feu allait commencer.
Bientôt on vit la Montgolfière se soulever, s’arrondir et se débarrasser avec la plus grande facilité du crochet qui la tenait suspendue. Son développement fut si rapide, que vous auriez dit, Monsieur, qu’elle sortait toute gonflée d’une large ouverture souterraine. L’air était calme, le ciel sans nuage, le soleil très ardent. Nos combustibles et nos instruments sont mis dans la galerie ; mon compagnon de voyage (1) est à son poste ; je prends le mien : à 8 heures 28 minutes, je fais lâcher les cordes ; nous saluons les spectateurs, et tandis que deux boites annoncent que nous allons partir, nous sommes déjà bien au-dessus des édifices les plus élevés.
Aux acclamations qui avaient précédé notre départ succède un silence général. Les spectateurs a partagés entre la Crainte et l’admiration, l’œil fixe, le corps immobile, contemplent avidement la superbe machine, qui s’élève presque verticalement,, avec assez de rapidité et de la manière la plus pompeuse. Des femmes, des hommes s’évanouissent ; d’autres lèvent les mains au ciel ; d’autres fondent en larmes ; tous pâlissent à la vue de notre ardent foyer. Nous avons enfin quitte la terre, dis-je à mon compagnon. Je vous en fais mon compliment, me répondit-il : augmentons le feu. Une botte de paille, imbibée d’esprit de vin, accéléra la vitesse, de notre ascension . Je promenai mes regards sur la ville, qui fuyait rapidement sous nos pieds. Les objets terrestres avaient déjà perdu leur forme et leur volume. La chaleur brulante que j’éprouvais à mon poste, avant qu’on lâchât les cordes avait fait place à la température la plus douce et la plus amie du corps humain ; l’air que nous respirions me semblait avoir des qualités bienfaisantes tout à fait nouvelles pour moi. Je dis alors : que je suis bien, mon cher ami ! Comment vous trouvez-vous ? Le mieux du’ monde.
Que ne Pouvons-nous dépêcher un courrier vers la terre ! Aussitôt je jetai une grande feuille de papier sur Laquelle j’avais écrit ces mots : Tout va très bien à bord de la VILLE DE RODEZ. Ce laconique message fut accueilli avec transport.
Notre élévation était ,à 8 heure 32 minutes, au moins de mille toises au-dessus du niveau de la mer. Une flamme très vive et très claire, de 18 à 20 pieds de hauteur, nous fit monter encore de plus de quatre cents toises. C’est alors que dans une circonférence de plus de trois grandes lieues de diamètres, la Monlgolfière parut s ‘avancer Vers tous les points de l’horizon, planer majestueusement sur toutes les têtes, et devait descendre aux pieds de chaque spectateur. Rendons notre machine invisible, me dit en ce moment mon intrépide confrère. Je crus devoir modérer son ardeur ; trop de feu pouvait occasionner une déchirure considérable dans l’enveloppe de notre globe.
Du théâtre mobile qui nous portait, j’avais vu le lieu de la scène la plus imposante s’agrandir par une rapide progression ; les bornes de l’horizon étaient prodigieusement reculées. La capitale du Rouergue ne nous paraissait qu’un groupe de pierres, du milieu desquelles en sortait une de deux ou trois pieds de hauteur ; celle pierre était le superbe clocher de la Cathédrale, chef-d’œuvre d’architecture gothique, dont la beauté égale l’élévation. Des coteaux fertiles, d’agréables vallons, de hautes montagnes d’où jaillissent des sources innombrables, des précipices affreux, des déserts arides, d’antiques châteaux perchés sur des rocs effrayans, tel est, Monsieur, le spectacle infiniment varié, que présentent le Rouergue et les provinces limitrophes, au voyageur qui se traîne sur la surface de la terre. Mais que la scène est différente pour le navigateur aérien ! Nos yeux n’apercevaient qu’une vaste et immense contrée, parfaitement arrondie, un peu enfoncée dans son milieu, embellie de la plus pure lumière, irrégulièrement parsemée de verdure ; mais sans habitans, sans villes, sans rivières, sans vallées, sans montagnes. Les êtres animés n’existaient plus pour nous les forêts s’étaient changées en plaines de gazon ; le Cantal, les Cévennes avaient disparu ; des brouillards enveloppaient les Alpes ; nous cherchâmes en vain la Méditerranée ; les Pyrénées se montrèrent à nous comme une longue suite de tas de neige réunis par leur base. Notre globe, qu’on ne voyait de Rodez que comme une très petite boule, notre globe seul avait conservé pour nous son énorme volume. Que je sentis alors naître dans mon âme de sensations inappréciables ! J’ai souvent réfléchi sur les ouvrages de la nature ; leur magnificence m’a toujours rempli d’admiration. Dans ce moment délicieux, que la nature était belle ! qu’elle était grande ! De quel éclat enchanteur elle brillait ! De quelle éblouissante majesté elle étonnait mon imagination ! jamais l’homme ne m’avait paru un être si excellent. Son dernier triomphe sur les élémens me rappellait tous les autres. Mon compagnon était animé des mêmes sentimens. Notre reconnaissance égalant notre ravissement, nous fîmes retentir les airs du nom de ces mortels à jamais célèbres, qui viennent d’en frayer la route à leurs semblables ; nous criâmes plus d’une fois : vive Montgolfier ! vive Pilatre ! vivent ceux qui ont du courage et de la constance !
Cependant, Monsieur, nos combustibles diminuaient, et le calme était toujours à peu-près le même. Dans 18 minutes à peine avions-nous parcouru, une distance horizontale de deux mille toises. Faites vos observations, me dit en ce moment mon confrère, j’alimenterai le foyer. J’observe le baromètre, les thermomètres et la boussole et ayant rempli un flacon de l’air que nous respirions à cette hauteur :, je prie M. Louchet de ralentir le feu ; nous descendons d’environ 300 toises, et je remplis un autre flacon. Il regnait la plus parfaite harmonie dans nos manœuvres ; placés à 15 pieds l’un de l’autre, nous nous voyions, nous nous entendions sans peine : notre voyage fut une conversation presque continuelle. L’ardeur de mon, compagnon augmentait la mienne : j’étais enchanté de son sang froid, de sa joie, de son adresse, de son agilité, de sa manière de préparer les combustibles et de les disposer dans le réchaud. Que je me félicitai souvent, Monsieur, d’avoir trouve un tel coopérateur, qui, après avoir partagé tous mes soucis, toutes mes fatigues, toutes mes dépenses même, assurait avec tant d’intelligence et d’activité le succès de mon expérience !
Enfin, nous sentîmes l’haleine rafraichissante d’un léger zéphir qui nous portait mollement vers le sud-est. Eole exauce donc nos vœux, me dit M. Louchet. - Oui, mais un peu tard. Dans six minutes nous parcourûmes plus de trois mille toises. Alors, n’ayant plus quelles combustibles nécessaires pour choisir le lieu de notre débarquement, nous délibérâmes si nous ne terminerions pas la notre navigation aérienne. Nous n’avions ni eau, ni forêt à craindre ; assures d’ailleurs d’éviter le danger du feu, en détachant le réchaud à quelque distance de terre, nous primes le parti d’aller en avant et de descendre au hasard. A 8 heures 58 minutes ; tout notre approvisionnement se trouva consumé, à la réserve de deux bottes de paille du poids de quatre livres chacune, destinées à rendre notre descente plus douce. La Mongolfière baissait sensiblement depuis quelques secondes ; les objets terrestres reprenaient leurs formes et leurs dimensions. Les animaux fuyaient à la vue de notre globe, qui semblait devoir les écraser de sa chute. Les cavaliers étaient obligés de mettre pied à terre et de conduire leurs chevaux. Effrayés par un phénomène si extraordinaire pour leurs yeux, les habitans de la campagne abandonnèrent leurs travaux. Nous n’étions plus qu’à cent toises de terre. Nos deux bottes de paille jetées dans le réchaud produisirent l’effet que nous en attendions : mais en ralentissant notre descente, elles prolongèrent notre marche. Nous rencontrâmes bientôt un écueil qu’il nous fut impossible d’éviter. Au moment où nous détachions le réchaud et où la Montgolfière allait terminer heureusement sa course, le vent, dont la force diminuait peu à peu, la porta doucement sur la cime d’un petit chêne isolé. Je descends avec la plus grande facilité ; M. Louchet ne peut le faire au même instant que moi, ce qui donne lieu à un évènement que nous n’avions pas osé espérer, Allégée du poids de mon corps, la Montgolfière se dégage d’elle-même, à la grande surprise de tout Rodez qui, en voyant tomber le réchaud, avait cru la voir tout en feu. L’aigle perché sur un arbre s’élève moins rapidement dans les airs que notre globe ne se releva de dessus le chêne qui l’avait empêché de se poser sur le gazon. Aussitôt que j’eus pris terre, je cherchai des yeux mon compagnon ; mais que je fus agréablement surpris de l’entendre crier au-dessus de moi : Tout va bien, soyez tranquille. Je me rappelai la protestation qu’il m’avait faite plusieurs fois de n’abandonner la machine qu’au moment où elle ne pourrait plus le porter ; et ce n’est point, je vous l’avoue, Monsieur, sans une espèce de jalousie que je le vis remonter à une hauteur de quatorze ou quinze cents pieds. La Montgolfière, après avoir parcouru un espace d’environ six cents toises, sans éprouver d’inclinaison sensible, descendit lentement, à 9 heures 3 minutes, au-delà du Village d’Inières, dans une belle prairie dépendante du domaine de Calmels, qui appartient à la Chartreuse de Rodez, et à une distance de plus. De sept mille toises du lieu de notre départ. Quand elle eût touché terre, elle se releva de deux ou trois pieds, et redescendit bientôt. M. Louchet s’élança hors de la galerie, et, saisissant en même temps une des cordes, il eut beaucoup de peine à retenir la machine qui faisait de nouveaux efforts pour s’échapper. Il se trouva seul pendant quelques minutes. Enfin parurent plusieurs paysans qui n’osaient approcher. Il leur cria en un jargon qui n’était ni français, ni patois, de venir à son secours ; mais il était à leurs yeux un vrai magicien qu’un monstre énorme, soumis et docile à sa voix, portait à travers les airs. Il leur fallut du temps pour se résoudre à manier les cordes pendantes au globe : ils semblaient craindre que, s’ils y touchaient, le monstre ne les dévorât. Huit ou neuf minutes après la descente de M. Louchet, j’arrivai presque hors d’haleine, et je le félicitai en souriant d’avoir si bien choisi le lieu de débarquement. La machine était dans le même état qu’avant notre départ. Nous voulûmes d’abord la laisser se vider d’elle-même ; mais comme 36 minutes après elle n’était encore affaissée que d’un tiers ; comme d’ailleurs le vent la fatiguait et que nous étions exposés, à un soleil très-chaud, nous la désenflâmes à force de bras ; et après l’avoir, pliée, nous la mîmes sur une charrette courte et étroite, trainée par deux bœufs ; vous savez, Monsieur, qu’il n’y a point d’autres voitures dans le pays.
M. de Bonald, maire de Rodez, se trouvant à son château de Vielvessac, s’était transporté sur les lieux avec empressement, et par les instances les plus vives et les plus. honnêtes, nous avait fait promettre d’aller dîner chez lui. Nous nous y rendîmes avec plusieurs amateurs distingués qui avaient pris la peine de nous suivre avec des chevaux, et à qui nous avons de grandes obligations. On dressa chez M. de Bonald un procés-verbal qui constate de la manière la plus authentique le succès de la Montgolfière la Ville de Rodez.
Il me serait difficile, Monsieur, et je n’entreprendrai point de vous peindre le vif enthousiasme que cette expérience a excité tant parmi les habitans de celle ville que parmi les étrangers venus eu foule pour jouir de ce beau spectacle. Pour nous en donner une légère idée, il me suffira de vous dire qu’une cavalcade aussi nombreuse que les circonstances le permettaient, conduite par un de MM. les officiers municipaux, vint au-devant de nous, à une distance considérable, avec des branches de laurier et des instrumens militaires : elle était précédée de la garde bourgeoise, au milieu de laquelle flottaient les drapeaux et les étendards de la ville. Les personnes de tous les rangs accouraient de toutes paris pour nous voir passer ; nous marchâmes longtemps entre deux haies de spectateurs formées par ce qu’il y a de mieux dans Rodez ; leurs applaudissemens successifs nous accompagnèrent toujours. Le soir il y eut des décharges de mousqueterie, un feu de joie, une sérénade à laquelle se trouvèrent presque tous tes connaisseurs de la ville, Le lendemain et les jours suivans la plupart des citoyens les plus qualifiés ont daigné venir nous féliciter, comme si nous avions remporté quelque victoire ou terminé heureusement une affaire d’état.
• Vous trouverez comme moi, Monsieur, qu’on a porté les choses beaucoup trop loin ; mais l’enthousiasme ne calcule pas, et tout le monde a été vraiment enthousiasmé de la beauté de notre expérience, Les honneurs qu’on nous a rendus en sont une preuve d’autant plus incontestable, qu’ils ont été plus excessifs. L’on peut assurer, d’après les détails qu’on a lus dans les papiers publics, et surtout d’après]e témoignage de plusieurs personnes, aussi distinguées par leurs lumières que par leur rang, qui ont vu la plupart des expériences aérostatiques faites à Paris et ailleurs, qu’il n’y a point encore eu de voyage aérien sur une machine à feu plus tranquille, plus heureux et plus satisfaisant pour les spectateurs.
Je suis avec la considération la plus respectueuse,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
CARNUS
Rodez le 12 août 1784.
(BNF, mémoire de la Société des Lettres de l’Aveyron 1841-1842

Conclusion du conférencier :
Loin des salons parisiens et des cabinets des curiosités, la province connaissait aussi une effervescence et une curiosité scientifique digne de ce nom.
Je terminerai cet exposé par une note philosophique que j’emprunte à Pierre Hadot dans son ouvrage « La philosophie comme manière de vivre ».
Il considère « le regard d’en haut » comme un exercice très important.
L’homme n’a eu le courage de regarder le Monde d’en haut, un tel regard étant réservé jusque là aux dieux qu’en 1336 avec l’ascension du mont Ventoux par Pétrarque.
Plus tard Goethe, fasciné par le regard d’en haut, avait été enthousiasmé par les 1er vols des montgolfières.
L’exercice spirituel du regard d’en haut c’est s’efforcer à l’objectivité, à l’impartialité du savant mais c’est aussi s’ouvrir à une perspective universelle.


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