Les boeufs de Saint-Léons - Marcel MALZAC

lundi 18 juin 2012
par  Martine Astor

LES BŒUFS DE SAINT-LÉONS
Par Marcel Malzac
(
Ecrit le 10 octobre 1998)

1938 : Il y a 60 ans….

Cette histoire vécue retrace une étape de mon enfance, quand j’étais bien jeune. Je sais que je suis obligé de développer ici le trajet qui s’est passé dans les trente-six heures que dure mon histoire et de l’analyser, mais si je ne le fais pas, je crois qu’une grosse partie du voyage manquerait de sel et n’aurait pas de saveur. Je l’ai écrite pour mes enfants, petits-enfants et arrière petits enfants et ma famille, pour leur donner un aperçu des conditions de travail de notre métier à une époque où encore les voitures et les camions étaient rares. Les chevaux existaient dans bien des entreprises, et en agriculture, le travail se faisait grâce à eux et aux bœufs. Les tracteurs n’existaient nulle part ; il a fallu la fin de la guerre 39-45 pour commencer à les connaître.
Mon père tenait ce commerce depuis deux ans. Ma mère avait complètement perdu la vue. Dans les moments difficiles de ma vie, j’ai toujours pensé à ces jours, qui, très jeune, vous durcissent dans le métier choisi.
A l’époque où je vous parle, le travail de boucher consistait à aller acheter sa marchandise soi-même ; l’abattre, la préparer et la détailler aux clients du magasin. Un jour mon père me dit : « Marcel, la semaine prochaine, tu auras une corvée à faire. Nous étions, avec ma sœur jumelle Marthou, seuls pour l’aider.

Marthou, la soeur jumelle de Marcel Malzac (col. de Marcel Malzac).

Mes frères étaient au régiment à Rodez. Il fallait s’occuper de notre maman, vu son infirmité. L’aider pour l’entretien de la maison, c’était le rôle de Marthou ; je donnais la main au commerce pour le nettoyage du magasin, chose très délicate dans ce métier-là qui exige de la propreté. De plus, mon père n’ayant pas de voiture, nous montions de l’abattoir très souvent, avec un chariot à bras, les viandes et il n’était pas rare de monter un demi bœuf, un demi veau, deux moutons et plus, cela dépassait souvent les deux cents kilos. Le raidillon de la Paullèle m’a fait souffrir, c’est sûr, pour arriver au bout jusqu’à Batistou. Le chariot à bras avait des roues petites, était zingué, et les viandes devaient être recouverte de toile blanche durant le trajet, pour protéger la marchandise. La radio arrivait à peine dans les foyers, tout se faisait pratiquement à pied ou en vélo à un seul pignon, avec beaucoup d’efforts physiques et une grande volonté pour y arriver.
Mon père était locataire, une femme aveugle et deux enfants à charge. On ne touchait rien à l’époque et nous n’avons jamais touché un franc pour nous aider. Il fallait faire ses achats en vélo ou en car suivant où cela se trouvait, ou à des marchands de bestiaux. Nous donnions le linge à laver ou a repasser à des personnes qui ne faisaient que cela, car il n’y avait n’y machine à laver, ni à repasser. Le nettoyage du magasin (on ne fermait pas la journée), se faisait après le repas du soir, avec une brosse, de l’eau chaude, de la Javel et des cristaux de soude pour les tables. Les carrelages à grande eaux, et on séchait avec de la sciure de bois. Pendant l’hiver, à l’époque de la saison des agneaux – cela durait de trois à quatre mois -, le soir, après souper, on grattait des pieds d’agneaux bien tard le soir, pour les avoir à la vente le matin.
Donc, je reprends la conversation avec mon père. Je fermais le petit livre que je lisais en me demandant bien ce qu’il allait me dire.
- « Voilà, j’ai acheté à un paysan, monsieur Couderc, des Arènes près de Saint-Léons, une paire de bœufs pour les fêtes de fin d’année ; il te faudra monter lundi prochain pour les redescendre à pied à Millau comme d’habitude. »

Itinéraire que va suivre le jeune Marcel

Ce n’était pas une corvée très agréable pour moi que d’aller chercher des bœufs à pieds. Je l’avais fait déjà quelquefois… Quand on tombait sur des bœufs sages et âgés et qui marchaient, cela allait à peu près, mais lorsqu’ils étaient jeunes ou qu’ils prenaient peur quand une voiture arrivait – il y en avait très peu à cette époque-là -, ils prenaient peur ; il fallait un bon moment pour pouvoir les remettre en chemin. De plus, il y en avait de méchants et cela compliquait souvent les choses. Mon père me dit :
- « Tu auras moins de problèmes avec ces bœufs-là ; ils travaillent ensemble, se connaissent et ils devraient bien marcher ».
Je n’avais rien à dire. C’était dans mon travail car il fallait de la viande pour alimenter la vente du magasin. De tête, je faisais le calcul. Combien de temps fallait-il pour revenir de Saint-Léons à Millau ? A raison de trois kilomètres à l’heure, cela faisait sept heures de route avec les arrêts et les incertitudes qu’on a toujours pour faire le trajet avec les bêtes. Je questionnais mon père « comment avait-il prévu que je me rendrais surplace ? »
- « Voilà, me dit-il, nous sommes obligés de les retirer à la ferme, étant donné que la garantie se termine la semaine prochaine pour les abattre. »
Cela signifie que les vices rédhibitoires des bêtes sont à la charge du boucher s’il n’a pas prévu de devoir abattre les bêtes avant la date décidée. En principe, quinze jours après l’achat à la ferme ou à la foire et quarante jours pour certaines maladies comme la tuberculose. Pour tout cela, pour les reconnaître après abattage, il fallait que la peau tienne à la tête pour identification et ne point scier les cornes. Il continua :
- « Il me faut les bœufs pour en faire abattre un jeudi et l’autre, le lundi d’après. Comme il ne faut pas dépasser la date prescrite, tu monteras donc le lundi matin avec le car de Rodez qui part à six heures du Mandarous ; il te laissera sur la route à hauteur de Saint-Léons, tu n’auras que deux ou trois kilomètres à faire pour arriver au village. Tu dois être là-haut à dix heures pour peser les bœufs à la bascule publique car il sont achetés à poids, et redescendre tout de suite ; tu devrais être ici à cinq ou six heures du soir, avant la nuit noire. »
« L’homme propose, et Dieu dispose ! » Mon père et moi avions calculé qu’il me faudrait six à huit heures de route pour mener à bien cette tache, mais hélas… cela dura trente-six heures ! Aujourd’hui, quand je vois la façon de vivre et les progrès accomplis pour économiser l’effort et le temps, cela est souvent incompréhensible.
Le dimanche, la neige tomba toute la journée… Est-ce que j’aurai le car au départ du lundi matin à six heures avec vingt-cinq centimètres de neige ? Je me suis donc préparé chaudement, une veste, un béret, un cache-nez, un bon bâton, une musette avec deux cordes où je me suis mis un casse-croute sommaire pour midi, car je devais redescendre tout de suite et ne pas prendre de repas là-haut pour gagner du temps. J’arrive pour prendre le car, il était là avec le chauffeur mais pour nous dire que, vu la chute de neige, le car ne partirait pas. Il ne pouvait monter à Rodez, les congères sur le chemin étaient nombreuses et la route nationale était impraticable surtout à Viarouge où on ne passait pas. Il fallait attendre que la route soit dégagée. Je revins à la maison et je proposais à mon père de monter à Saint-Léons à pieds pour être là-haut, à dix heures. J’avais cinq heures devant moi, à quatre kilomètres à l’heure , étant seul, je pouvais être sur place à l’heure. De plus, je connaissais très bien le chemin et ses raccourcis qui me feraient gagner du temps. Mes grands-parents tenant une ferme à Argols, à cinq kilomètres avant d’arriver à Saint-Léons, j’y montais souvent en vélo.
Saint-Léons est un petit village de cent à cent cinquante habitants, bâti sur un promontoire dominé par un château. A ses pieds coule un gentil ruisseau qui porte le doux nom de « la Muze » ; à cette époque-là, il était peuplé de truites et d’écrevisses qui se reproduisaient naturellement. Maintenant les écrevisses ont disparu. Quand aux truites, elles ont été remplacées par des truites d’élevage qui sont déversées à certaines époques de l’année pour amuser les pécheurs du dimanche. A part cela, c’est un village comme tant d’autres, avec son église et une fontaine alimentée par une source importante. Toutefois, c’est le village natal de Jean-Henri Fabre, le célèbre entomologiste de réputation mondiale. Sa maison natale a été transformée en musée et sa statue est exposée dans son jardin. A l’époque où je vous parle, le village était renommé pour ses foires à bestiaux : moutons, bœufs, veaux etc… ». C’était pour cela, un lieu de rencontre pour les gens du pays qui venaient vendre leurs bêtes. Pour cela, il y avait une bascule publique avec un peseur officiel afin de peser le bétail acheté par les maquignons ou les bouchers.
Mon père me dit ensuite :
- « Débrouille-toi pour arriver à temps au rendez-vous ; j’irai téléphoner au café du village que l’on prévienne le propriétaire des bœufs que tu seras là-haut à onze heures pour les retirer. »
Monsieur Couderc n’avait pas le téléphone, il était très rare à ce moment-là ; il n’y avait que les cafetiers qui le possédaient, aussi faisaient-ils très souvent les commissions aux particuliers.
- « En repartant à onze heures du matin, tu devrais être ici à cinq ou six heures du soir » me dit-il.
Je pris donc le départ, et à mesure que je montais vers Saint-Germain, je comprenais qu’il me fallait aller très vite pour être arriver à onze heures et redescendre avant six heures du soir à Millau ; de plus, le temps s’était mis « au gris », j’avais peur qu’il ne se remette à neiger, mais il faisait trop froid pour cela. Je suivis la route, elle était un peu dégagée au milieu, les congère se formant sur les bords ; je les évitais. Quand je pouvais, je passais à travers champs et alors je prenais les endroits les moins larges et moins profonds. J’arrivais toutefois au chemin de Saint-Léons et là, je ne pouvais plus marcher dans le chemin ; la neige, avec le vent, s’était entassée et les congères étaient trop hautes pour moi. Malgré ma bonne volonté, je voyais le temps passer et j’avais peur d’arriver en retard. Heureusement, après la ferme « La Baumette » le chemin s’est trouvé dégagé, mais le froid très vif avait gelé la neige ; je marchais sur de la neige glacée et je commençais à être fatigué.
A mon arrivée, les bœufs étaient là, avec le propriétaire. Monsieur Coudert m’attendait au café du village, les bêtes avaient été remisées dans une étable. Mais là, coup de théâtre !
Le propriétaire avait été chercher le peseur public mais on ne pouvait peser les bœufs sur la bascule. Vu la neige et le grand froid de la journée, la bascule était gelée et ne fonctionnait pas. Donc, monsieur Couderc ne voulait pas me donner les bœufs pour les descendre et les peser à Millau, car avec le temps vif et la glace qu’il y avait, il disait qu’ils n’arriveraient pas à destination sans se couper une jambe ou une cuisse durant le trajet. Il ne voulait point être responsable et avoir cela à sa charge.

Le pont bascule de Saint-Léons (photo Martine Astor)

Il faut savoir qu’à cette époque-là, dans les achats de bestiaux, les bêtes achetées « à poids » étaient à la charge du propriétaire jusqu’à la bascule et les bêtes achetées à vue d’œil étaient à la charge du boucher jusqu’à l’abattoir. Vu que l’on ne pouvait les peser, il ne voulait pas prendre le risque du trajet jusqu’à Millau, et de plus, les bêtes auraient perdu beaucoup de poids à son désavantage. Aussi, tous les paysans qui étaient au café l’encourageaient pour tenir dans ce sens. J’essayais de discuter en disant que personne n’est responsable du temps, mais vu mon âge, je ne faisais pas le poids pour les faire changer d’idée. C’était un homme rude et dur qui ne se laissait pas manœuvrer. Il était grand et fort. Le temps passait, il faillait trouver une solution. Nous décidons d’appeler mon père au téléphone. Il y avait, à cinquante mètres de la boucherie un café et le téléphone. Après discussion, la réponse revint dans ce sens. Mon père allait monter après-midi avec le car de Rodez qui partait à trois heures de l’après-midi. Dans la matinée, la route nationale avait été dégagée avec le chasse-neige. Il fonctionnait à l’aide de chevaux qui tractaient des appareils en bois fait de planches en forme de V. Ils travaillaient de jour et de nuit sans s’arrêter, avec des lampes tempêtes pour la nuit. Mon père redescendrait avec un autre car qui revenait de Rodez et qui arrivait à Millau vers sept heures du soir. Il ferait aller et retour pour acheter les bœufs à vue. Le paysan n’ayant plus de risques, on pourrait les ramener. Je devais donc attendre quatre heures du soir que mon père arrive.
N’ayant pas grand argent (je n’avais prévu que l’argent du car), je quitte le café occupé par des hommes qui fumaient, et les odeurs de tabac que je craignais. Leurs discussions ne me plaisaient pas, ne connaissant personne. Je demandais s’il y avait une épicerie ; on me répondit que le boulanger faisait épicier. J’y allais pour acheter un pain, une boîte de sardine avec sa clef, une petite plaque de chocolat et des allumettes. Je lui demandais de vieux journaux et si je pouvais prendre un petit fagot de bois sec, vu à l’abri devant la porte. Je sortis du village, sur la route du Bois-du-four ; il y avait une forêt, j’allumais un feu. J’étais un peu à l’abri dans le bois. J’ai pris mon repas de midi et je suis resté à attendre jusqu’à trois heures, en alimentant le feu, à lire tout en me chauffant.
De retour, j’attendis mon père qui arriva et discuta de suite avec le paysan pour fixer le prix des bœufs à vue. Avec des hommes autour qui gênaient plutôt que d’aider, ce n’était guère commode de discuter, chacun donnant son avis et son point de vue. Toutefois l’entente se fit sur une somme que mon père paya ; ensuite il repartit pour reprendre le car avant la nuit pour redescendre. Pour moi, la nuit étant presque là, avant de repartir, il me dit :
- « Prends les bœufs et va coucher à Argols chez tes grands-parents et tu redescendras demain matin à Millau ».
Je n’avais rien à dire si ce n’est que j’avais fait un léger repas à midi. J’étais fatigué de la route parcourue le matin même, je n’étais pas très fier pour rejoindre la ferme à cinq kilomètres de là, dans la nuit, avec la neige, les congères, le verglas, la tempête et le vent qui soufflait avec force dans la nuit. Le paysan me fit sortir les bœufs de l’étable, m’aida à les conduire sur le chemin, me dit un bien joli « Au revoir ! » et me voilà tout seul dans la nuit qui était arrivée. Lui, repartit bien content avec son argent, étant libéré de toutes contraintes.
J’ai toujours eu pour principe, quand je menais des bœufs, de bien mettre une cordelette très solide d’un bon mètre de long autour des cornes, au cas où il faudrait les attraper ou les attacher. Il n’est pas possible de retenir une masse vivante de cinq à six cents kilogrammes quand elle veut vous échapper. C’est bien trop puissant pour nous et il faut agir intelligemment pour mener ces véritables forces de la nature. Me voici donc sur le chemin de Saint-Léons à Argols. La nuit était complètement glacée. Les bœufs avaient de grandes peines pour ne pas tomber mais cela leur arrivait de glisser. Dans la neige verglacée, c’est là qu’ils se tenaient le mieux étant donné qu’ils s’enfonçaient jusqu’au ventre quand il y avait des congères. Pour moi, mon poids léger me permettait de m’échapper sans peine dans celle-ci et de plus j’évitais l’endroit où je les voyais trop hautes. Après avoir fait deux kilomètres environ, la nuit étant totale, je savais que j’aillais passer devant une ferme qui s’appelait « La Baumette », mais j’ignorais ce qui m’attendait là.

Les colliers des boeufs, précieusement conservés par Marcel Malzac (photo Martine Astor)

A quatre ou cinq cents mètres de la ferme, les bœufs accélèrent leur marche et, cent mètres avant la ferme, ils se mirent à trotter et j’ai tout de suite compris pourquoi. Ils avaient senti l’odeur de la ferme et ils avaient compris qu’ils pouvaient se mettre à l’abri du vent, du grand froid et de la tempête. J’essayais de les empêcher de rentrer dans la cour qui était au bord de la route ; je réussis à les faire partir dans le bois, de l’autre côté de la route, mais je n’en voyais plus qu’un seul et je ne pouvais les suivre tous les deux. Je perdis mon béret et mon cache-nez aux branches des arbres. Mais je ne pus les empêcher de revenir sur la route et de se réfugier dans un hangar de la ferme où se trouvaient des chars. Ils ne voulaient pas bouger de là, et je compris que je serais ennuyé pour les en faire sortir. Ils se sentaient à l’abri, et dans la nuit noire, c’était difficile pour les déloger. Après une attente et plusieurs essais, je compris que je n’y arriverai pas. J’avais demandé au paysan, avant de nous séparer, lequel des deux bœufs était le plus docile pour conduire ou écouter. Pour le repérer, je l’avais marqué en faisant deux nœuds au bout de la corde. J’avais aussi remarqué que, durant le chemin, il était plus obéissant.
Je n’avais qu’un moyen : essayer d’en sortir un de là, et peut-être, par la suite, je pourrais sortir l’autre. Après une attente assez longue, je me décidais. Je n’avais pas le choix. Avec la corde nouée deux fois au bout, je reconnus celui qu’il fallait ; je lui parlais, je le caressais entre les cornes – ils adorent ça - ; doucement, je tirais sur la corde en lui prenant son oreille, et à mon étonnement, il me suivit. Doucement, je le sortis du hangar, il me suivit une trentaine de mètres. Je l’amenais sur le chemin du « Viala », et là, je compris qu’il n’irait pas plus loin. Cela suffisait, je l’attachais à un petit arbre. Sans attendre, j’allais chercher l’autre qui ne voulait pas sortir. Heureusement la Providence vint à mon aide. Juste à ce moment-là, un beuglement retentit dans la nuit : c’était le bœuf attaché qui appelait son frère. Cet appel m’aida beaucoup et, en le poussant par derrière, il s’engagea dans le chemin pour rejoindre son compagnon. J’avais gagné : quand ils furent l’un près de l’autre, je détachais le premier et la marche reprit dans la nuit noire.
Bien plus tard, j’ai appris que, sans le vouloir, j’avais opéré le geste qu’il fallait faire pour qu’un bœuf de travail vous suive sur une courte distance : le prendre par l’oreille gauche, c’est comme cela que les paysans les faisaient venir pour leur poser le joug sur la tête pour aller travailler.
Mais, pendant ce temps-là, j’avais perdu beaucoup de temps, mon béret, mon cache-nez et je n’avais plus rien pour me protéger du grand froid et du grand vent. Je savais que je devais passer devant une autre ferme, mais après cette dernière expérience, j’allais me méfier. Toutefois, la ferme était plus éloignée de mon chemin que celle que je venais de dépasser. Après avoir parcouru trois kilomètres, je réussis à remonter le chemin qui va à la ferme de Grégoire du Viala en passant par un champ, le chemin étant trop enneigé. J’arrivais au Couderc du Viala, et là, je sentis que les bœufs allaient m’échapper pour aller vers la ferme. Il ne le fallait pas. Je bataillais dur et je réussis à les faire marcher le long du mur du Champgrand pour rejoindre le chemin d’Argols. Celui-ci était tellement enneigé qu’on ne pouvait marcher dedans. Mais il y avait un passage dans un chemin où il n’y avait presque pas de congères et qui débouchait dans un champ. Nous allions très lentement, le vent soufflait avec un bruit infernal, le givre me piquait le visage et les yeux, et j’étais raide de froid. J’avais sorti mon mouchoir, je lui avais fait quatre nœuds, et je l’avais mis sur la tête pour me protéger et me servir de bonnet ; c’était dérisoire mais je n’avais plus rien pour me protéger.
Les bœufs marchaient et je les suivais comme un automate. Je savais que j’avais encore un à deux kilomètres à faire. Il fallait tenir, mais je n’en pouvais plus, la grosse fatigue était là, le froid me paralysait, le vent me traversait les membres et le corps, je ne sentais plus rien, mais je voulais arriver à Argols : « Tenir coûte que coûte ! » Dans le vallon que je traversais et qui montait vers un mamelon, je pensais au pauvre « Baraquier » habitant du Viala. Ma mère me racontait qu’il avait quitté le Viala pour aller un jour de très grand froid en hiver, mener la truie au verrat ; la tempête l’avait surpris et le froid l’avait tué. La truie était revenue seule au Viala. On avait retrouvé le pauvre « Baraquier » mort, vingt jours après la fonte des neiges. C’était à cet endroit-là que je me trouvais et je comprenais pourquoi il était mort !
Nous arrivions au bout du sommet du mamelon. La lune éclaira le paysage et ce que je vis me fit peur. Les bœufs étaient couverts de givre, et ils avaient des chandelles de glace de cinquante centimètres et plus qui leur pendaient aux muffles et en plus deux grosses chandelles de glace, très longues, qui sortaient des naseaux, cela ressemblait à deux grosses stalactites. Quant à moi, mes sourcils étaient gelés et je ne me sentais plus marcher. Ma tête était inconsciente et couverte de givre. Je marchais comme un somnambule, le vent glacial soufflant en rugissant dans mes oreilles avec un bruit infernal. Je savais que si je pouvais tenir bon jusqu’au sommet, je serais peut-être un peu plus à l’abri de l’autre côté du mamelon.
Quelle heure pouvait-il être depuis mon départ de Saint-Léons , La marche lente, les arrêts et la grosse perte de temps à La Baumette dans cette nuit si noire, que je ne pouvais le savoir. Mais cela était certain : tout le monde serait couché quand j’atteindrai mon but, surtout s’ils ne m’attendaient pas.
A ce moment-là, on commença à prendre la descente sur la ferme d’Argols. Cinq cents mètres avant d’arriver, les bœufs se pressèrent de marcher ; ils avaient senti la ferme, mais le les laisser partir, je savais que j’allais être sauvé. Comme pour la ferme de La Baumette, à deux cents mètres avant d’arriver, ils se mirent à courir et ils allèrent à nouveau se réfugier sous un hangar où il y avait de la paille. Je savais qu’ils ne bougeraient plus de là, ils ne partiraient nulle part.
La bâtisse de la ferme m’apparut trapue, toute blanche, couverte de neige, immobile ; elle me semblait, dans la nuit profonde, comme un havre de paix. Toutefois, dans cette ferme isolée, on se ferme bien. Il n’y avait que deux entrées : une grande et une petite qui étaient très bien protégées. Les chiens commencèrent d’aboyer ; ils étaient enfermés dans une remise de la cour de la ferme. Il me fallait maintenant réveiller mes grands-parents. Je connaissais la disposition de la ferme. Leur chambre se trouvait au premier étage. Je ne pouvais pas leur jeter des cailloux, les bras ne me répondaient plus.
Toutefois, après plusieurs essais, je réussis à toucher un contrevent. J’appelais, et à mes appels, les chiens ne cessant d’aboyer, les grands-parents finirent par être réveillés et ils comprirent qu’il y avait quelque chose d’anormal, et en plus… ce bruit anormal sur le contrevent. Un volet s’entrouvrit, la chambre s’éclaira un peu… on avait allumé une bougie. Le pépé écarta prudemment le volet pour savoir qui appelait. Je lui criais mon nom et il me reconnut à la voix. Je s’avais qu’on allait m’ouvrir. J’étais sauvé !
Effectivement, je refis le tour de la ferme. Le pépé ouvrit la petite porte qui était verrouillée de l’intérieur et je pénétrais dans la cuisine. Quand ma mémé me vit, elle me reconnut à peine. J’avais les cheveux et les sourcils tout blanc de givre, j’étais blanc comme un linge et je me tenais avec difficulté. Je me souviendrai toujours de son exclamation :
- « Sias-tu ! Mas de qué fas dèfora amb aquel temps ? Nos autres avèm embarrats los chis dans la remisa per pas que creven de frèg aquesta nuit amb aquesta tempesta, et tu mon pichot efant sias defora. Mais es caluc ton paire de te laissa caminat amb un temps aital. Baste qu’ages pas près mal te vou souhar sul pie, vist l’estat on sias. »
A brava memeta ! Pedraipas jamai te tprnar tôt ça que faguères per ieu aquel jour d’aqui. Tota ma vida, aquò me seguirà e a mon atge, i pensi encarra. (1)
( « C’est toi ! Mais que fais-tu dehors avec un temps pareil ? Nous autres, nous avons enfermé les chiens dans une remise pour ne pas qu’ils crèvent de froid cette nuit avec cette tempête et toi, mon petit enfant, tu es dehors. Mais ton père est fou de te laisser marcher avec tant de neige et ce grand froid ! Pouvu que tu n’aies pas pris mal ; je vais te soigner tout de suite vu l’état dans lequel tu es. »
Ah ! brave grand-mère Irma, je ne pourrais jamais te rendre tout ce que tu as fait pour moi ce jour-là ! Toute ma vie cela m’a suivi et à mon âge, j’y pense encore.)

La grand-mère Irma (col. Marcel Malzac).

Elle me fit quitter mon pantalon tout mouillé, gelé et raide de froid, elle me retira mes chaussures, les chaussettes et me fit plonger les pies et les bras dans un seau d’eau froide. Pendant que je restais ainsi, elle me fit chauffer du bouillon et me prépara un grand bol de tisane. En attendant, elle ajouta petit à petit de l’eau chaude à l’eau froide pour me réchauffer. Elle me dit :
- « Il ne faut pas que je te mette de l’eau trop chaude, cela te ferait grand mal ; tu as les membre très froids, il faut que la chaleur revienne insensiblement. Pourvu que tu ailles bien demain matin ! » Elle me dit encore :
- « Je vais te préparer le moine pour te réchauffer le lit ». (Le moine, est un chauffe-lit de forme concave, de un mètre de long, dans lequel on suspend un brasero rempli de braises pour chauffer le lit ; on le glissait entre les draps. C’était le seul appareil utilisé dans la montagne pour réchauffer un lit en hiver. Il fallait s’en servir avec précaution ; c’était assez dangereux mais très efficace). Elle me dit :
- « Cela ne fait pas mal de temps que personne n’a couché dans ce lit, mais il sera vite chaud. »
Je bus une assiette de bouillon bien chaud, ainsi que la tisane qu’elle avait préparée avec des herbes à elle, c’était son domaine. Grand-mère me mit au lit et me redit encore :
- « Marcel, pourvu que tu ne sois pas malade demain matin ! j’ai fais tout ce que je pouvais faire pour te soigner et t’éviter des complications . » Je me rappelle lui avoir demandé :
- « Les bœufs, où sont-ils ? » Elle me répondit :
- « Ne crains rien, pépé s’en occupe ; il les a mis dans une étable et leur a donné à manger. »
Ah ! Quel bonheur de rentrer dans ce lit ! Je crois que si un jour je dois rentrer au Paradis, je ne serais pas plus heureux. La chaleur m’enveloppa. Je n’osais plus bouger et au bout d’un moment, des picotements m’envahirent sur tout le corps, les bras, les jambes, le torse… je souffrais ; j’avais de la peine à le supporter, mais la très grosse fatigue était là et au bout d’un moment, je m’endormis profondément. Toutefois, dans la nuit, je me mis à suer énormément. Elle passa sans que je me rendis compte du temps. Je dormis jusqu’au matin. Ma mémé me laissa dormir un peu plus tard ; le matin, elle me donna mes vêtements secs.
Debout, je sentis que j’avais récupéré. J’étais en pleine forme. A quinze ans, » le métal est neuf ». Après un bon petit déjeuner, comme à la montagne, avec une bonne soupe, du lard, de la poitrine de porc salée – c’était la coutume du pays -, j’étais prêt à reprendre la route. Ma mémé me trouva un autre béret, une écharpe et je repartis de bonne heure vers Millau.
La tempête et le grand froid étaient toujours là, mais le chemin du retour et le lever du jour me donnaient du courage. Le pépé toutefois voulut m’accompagner jusqu’à la grand-route nationale. De plus, la grand-mère avait préparé dans une musette, du pain, du jambon, du pérail et une bouteille d’eau pour le trajet.
Le parcours se passa à peu près bien. Il n’y avait aucun circulation sur la route vu le très mauvais temps. J’étais seul avec mes bœufs. Vers onze heures, j’en profitais pour prendre le repas tout en marchant, avant d’arriver au village de Saint-Germain, qui est environ à sept kilomètres de Millau. Je pensais tout à coup que si je pouvais boire après mon repas quelque chose de chaud, cela me ferait beaucoup de bien. Je savais qu’il y avait une auberge-restaurant à Saint-Germain, c’était la seule sur le trajet. Elle serait ouverte puisque je passais dans le village entre midi et treize heures. Je n’avais plus d’argent sur moi ; le peu que j’avais, la veille, je l’avais utilisé à Saint-Léons pour mon repas dans la forêt. Il me fallait trouver un solution. Je réfléchissais et je trouvais.
Arrivé à Saint-Germain, je fis arrêter les bœufs dans la cour de l’auberge, le les attachais à un char qui se trouvait là et j’allais voir la patronne, une grande dame de caractère.
- « Bonjour madame, je mène les bœufs depuis ce matin et j’aurais grand plaisir à boire un café au lait bien chaud. Est-ce que vous ne pourriez pas m’en servir un ? Mais je n’ai plus d’argent sur moi ; en gage, je vous laisserai mon couteau, je passe très souvent devant chez vous, et je vous payerai en le récupérant car j’y tiens énormément. » Elle me répondit :
- « Mais petit, d’où viens-tu avec ces bœufs et où vas-tu avec un temps pareil ?
- « Je les mène à Millau, où mon père est boucher ; il les avait achetés et je viens de les retirer de Saint-Léons. »
- « Avec ce temps ! Et comment as-tu fais pour monter ? »
- « Je suis monté hier matin et j’ai couché à Argols où habitent mes grands-parents, monsieur et madame Gaubert. » Elle me regarda en souriant et me dit :
- « Ton père tient une boucherie à Millau, mais où ? »
- « Dans la rue Droite, la boucherie Malzac ».
- « Oh ! fit-elle, je connais ton père Justin, un bien brave homme qui a eu des peines de maladie avec sa femme Dina qui a perdu la vue, dû à une crise d’urémie ».
- « C’est ma mère ».
- « Je connais bien ton père, il vient souvent en vélo à Saint-Germain, il achète presque toutes les bêtes à la ferme de Pourqueyras, chez Lacombe ».
- « C’est ça, nous lui achetons souvent des bœufs ou des moutons et nous le connaissons très bien ».
- « Mais, mon petit, revenons à toi. Tu ne crois pas que je vais te laisser partir sans te servir un bol de café au lait, avec la tempête qu’il fait… nous l’offrons au mendiant qui passe, et je ne peux te le refuser à toi que ton travail oblige à marcher avec ce temps-là. »
Elle me fit asseoir et après avoir pris ce café au lait brûlant, je m’en souviens encore… il fallut repartir. Toutefois, je lui offris mon couteau. Elle me répondit :
- « Garde-le car tu y tiens trop. J’ai mené des bêtes quand j’étais jeune et si tu les attaches quelque part, tu peux en avoir besoin pour couper la corde si elle se serrait trop. »
Je la remerciais et je repris le chemin de Millau. La descente se passa correctement. J’avais le moral car j’approchais du but. N’ayant ni voiture, ni camion, cela m’arrangea fort bien car nous ne marchions pas très vite avec les congères que le grand vent entretenait. J’arrivais à Millau vers trois heures de l’après-midi. Il faisait meilleur dans la ville même avec la neige et le froid. Je savais qu’il me restait deux étapes difficiles à franchir avant d’en avoir terminé. Traverser Millau avec des bœufs, car en ville, il y avait quelques voitures et surtout, rentrer dans l’abattoir était toujours une tâche très délicate car les grosses bêtes craignent l’odeur qui se dégage de cet endroit.
La traversée se passa assez bien, en évitant le centre ville et en prenant des voies très peu fréquentées par les automobilistes. Mais l’arrivée à l’abattoir, on ne peut y échapper. En général, d’autres bouchers vous aident pour cette dernière opération et pour les difficultés qui se présentent, mais je ne rencontrais personne. J’arrivais donc au portail qui était fermé. Il me fallait ouvrir au moins un battant, et là était l’erreur. Je passais devant et les bœufs, d’un seul coup se retournèrent et partirent au trot sur le chemin que nous venions de parcourir. Je courrais derrière eux, mais ils couraient plus vite que moi ; l’odeur de l’abattoir les avait écoeurés, ils voulaient fuir de cet endroit, c’était pour eux un danger. Leur seul moyen, c’était la fuite ; je ne pouvais les suivre et ils me prirent pas mal d’avance. J’étais malheureux d’avoir tant souffert pour en arriver là. Qu’allait dire mon père si j’arrivais sans les bœufs… où vais-je les retrouver maintenant ?
Heureusement, un boucher qui avait une camionnette me vit, je lui fis signe. Il s’arrêta car il me connaissait très bien ; nous partîmes à la poursuite des bœufs. J’avais une seule chance vu qu’ils reprenaient le chemin parcouru : que la barrière du chemin de fer où nous étions passés soit fermée et là, je pourrai les récupérer. Ils arrivèrent à la barrière. Elle était fermée. Ils sautèrent les deux barrières et prirent la route qui mène à Saint-Léons. Ils retournaient chez eux. Nous dûmes attendre que le train soit passé. La garde barrière nous ouvrit et nous nous sommes lancés à leur poursuite. Après avoir parcouru deux kilomètres au moins dans une côte, nous arrivions à les doubler et les arrêter.
Les bœufs fatigués d’avoir tant couru étaient couverts de sueur, leur pelage fumait. « Braves bêtes, vous aviez raison… ce que vous aviez fait ce jour-là, c’était votre liberté et votre vie que vous sauviez ».
Le collègue m’aida à rebrousser chemin et nous pûmes redescendre jusqu’à l’abattoir. A l’arrivée, il y avait plusieurs bouchers. Ils nous aidèrent à les faire rentrer dans l’étable où ils allaient se reposer, boire et manger pendant quarante-huit heures au moins.
Ma mission était accomplie. J’étais heureux. Je pouvais rentrer à la maison la tête haute, le cœur content d’avoir mené à bien ma tâche.
Mon père et ma mère seraient fiers de moi !

Écrit le 10 octobre 1998 par Marcel Malzac.


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