Albert SIGAUD : Sur l’hémicycle du Mandarous dans les années 20

jeudi 11 avril 2013
par  Martine Astor

Sous l’égide de la Société d’Etudes Millavoises

Sur l’hémicycle du Mandarous
dans les années 1920

Albert Sigaud est bien souvent venu, dans nos colonnes, à la rencontre de nos lecteurs. Et c’est à un nouveau rendez-vous qu’il nous convie aujourd’hui : son enfance à Millau dans les années 20.

Je vins au monde à l’automne 1921 dans une maison de l’avenue Jean-Jaurès1, assez miteuse, tout comme son environnement. Par la suite, mes parents emménagèrent au 4bis, place du Mandarous, au 3ème étage, avec vue sur la place et l’institution Jeanne d’Arc.
Mon père y tenait une droguerie. C’était un chasseur émérite. Nous avions deux chiens : Dick, un redoutable tueur de vipères ; et une chienne, Polka. Elle venait m’attendre à la sortie de l’école, quand mon père, regardant sa montre, lui disait « va chercher Albert ». Cette brave bête, regardait passer les enfants et, m’apercevant, s’empressait vers moi et me mettait ses deux pattes sur les épaules, quitte à me renverser. La prenant par le collier, fier comme Artaban, je rentrais à la droguerie.
Un jour, me trouvant dans la cour de la maternelle de l’école, je remarquai que le portail donnant sur la rue de la Pépinière était ouvert, et je le franchis résolument. Mon but, monter au Jardin des Plantes (de la gare), pour voir les poissons rouges. Inquiet cependant de risquer d’être puni, je repris le chemin du retour et me cachai sous le bureau de mon père, quand soudain j’entendis : « on n’a pas vu Albert ce matin ! ». Mon père, inquiet, demanda à ma mère : « Albert n’est pas allé à l’école ce matin ? ». « Mais si » lui répondit ma mère. Affolement. Me voyant cerné, je sortis de ma cache. « D’où tu viens ? » s’écria ma mère. Je reçus deux gifles avec demande d’explications, lesquelles ne satisfirent personne. « Petit misérable ! dit ma mère, tu ne sais pas que tu aurais pu te faire écraser par ces gros camions » (à l’époque, tirés par des chevaux).
Des commerces et magasins qui existaient alors sur la place, je ne me souviens pas de tous, mais, sur l’arc de cercle qui allait de la route de Paris (aujourd’hui avenue Jean-Jaurès) jusqu’au boulevard de l’Ayrolle, je me souviens des suivants.
Le Grand café de Millau (devenu Armand Thiéry) que je voyais de ma fenêtre, était constellé de képis bleus des officiers du camp du Larzac, lesquels consommaient par petites tables. Devant le Grand café de Millau, se trouvait le monument aux Morts de la guerre de 1870. Il fut déplacé en 1946, par les Ets Mouysset, au Parc de la Victoire où il domine l’allée centrale. Il devenait gênant pour la circulation, déjà… Dès 13h, il y avait, autour du monument, des gens qui cherchaient un emploi pour l’après-midi. On les appelait les « mistous »2. Je me souviens du nom de certains : il y avait Grosbiau, Riviérou, le Savoyard, un autre appelé le « Chinois vert » et Louisou qui portait du bois aux mémés de la rue de la Capelle. Ce dernier arborait une casquette sur laquelle était gravé, sur une plaque de cuivre, « commissionnaire principal n°1 ».
L’avenue de la République, elle, n’a pas changé de nom. Au coin, le Café Benoît (Boca-Rêva). Devant ce café se trouvait le kiosque de Mme Monteillet, une dame forte dans tous les sens du terme. Elle vendait des journaux. Sa fille Margot la remplaçait de temps à autre. J’y étais admis parfois, à condition de rester tranquille.
Puis l’Hôtel du Nord, dont le propriétaire M. Foulquier, dit Tintin, resta longtemps au Café des Lilas, et l’immense remise qui s’y trouvait avec charrettes, breaks, et parfois des chevaux.
La droguerie Paul Sigaud se trouvait au 4bis, place du Mandarous. Après le départ de mon père, M. Foissac y installa un atelier d’électricité-auto. C’est actuellement le magasin de chaussures Modelli3. C’était aussi l’entrée de l’Institution Jeanne d’Arc dont l’escalier permettait d’accéder à notre appartement au 3ème étage.

L’actuel salon de chaussures Modelli où le père d’Albert Sigaud tenait sa droguerie. Il habitait au 3e étage de l’édifice, entrée 4bis (photo Martine Astor).

Ensuite, la quincaillerie Aldebert, où, un jour, j’ai voulu rendre service aux employés qui faisaient l’inventaire. On me remercia fort poliment. Le Docteur Lavabre logeait au 2ème étage.
A côté, la pâtisserie Thibal-Delous, aux délicieux gâteaux.
Après, la librairie de M. Léon Veyrier, passionné de livres, qu’il nous présentait dans ses mains tel un trésor. Sur le trottoir, il y avait un tourniquet qui exposait les cartes postales de la région. Margot, mon amie, eut la folle idée de le faire tourner très vite ce qui projeta toutes les cartes au sol. On nous invita à les ramasser et à les essuyer l’une après l’autre ; ce fut notre punition.
Enfin l’immense magasin de M. Lacroix (actuellement Sté Marseillaise de crédit), où on voyait des étagères de bois bien cirées sur lesquelles étaient posés des tissus de toutes couleurs, ce qui nous émerveillait.
Tout au début de la rue du Mandarous, se trouvait l’épicerie de M. Gasq qui, en torréfiant son café, embaumait le quartier. Ensuite la droguerie Fourès, en face la charcuterie Boulbès, et après la pharmacie de M. Auguste Crébassa, grand-père de Charles Crébassa, médecin à Millau.
Sur la place, après la brasserie, se trouvait la demeure du Dr Quézac, puis M. Bannes, marchand de grains. L’autobus Millau-Le Rozier-Peyreleau était stationné devant ; c’était M. Marius Arnal qui m’emmenait à la Cresse avec mon baluchon, à la période des vacances ; ah ! le brave homme !
Nous, les enfants, nous circulions sur le trottoir parmi les gens, avec nos cerceaux en bois que nous poussions avec une baguette ; c’était à la mode. Mais, technique oblige, on vit apparaître des cerceaux en fer ; c’était des roues de bicyclette dont on avait enlevé les rayons ; on poussait la roue avec une tringle de fer, en forme de U, qui glissait sur le métal avec un son musical… quelle merveille !
« Le chien ». Un jour, on vit arriver sur la place un drôle d’attelage pour le moins curieux : une caisse à savon, montée sur quatre roues et tirée par un chien. Les garnements avaient tressé l’équipement avec des cordes. Une tige flexible en guise de fouet servait au commandement. La bête, ma foi, ne supportait pas trop mal cette situation qui fit sensation parmi les promeneurs. On n’arrête pas le progrès.
« Les citrons ». J’avais un camarade, Elie Cambefort, dont la tante tenait une épicerie avenue de la République, l’actuelle boucherie Forestié. Il allait y chaparder quelques citrons dont on se servait pour se bombarder. Un beau matin, le projectile ricocha sur la commande de fonctionnement du store et le fruit tomba sur un grand bock de bière qu’un consommateur dégustait, assis en terrasse. Tout le liquide inonda la table. Le client furieux appela le patron ; entre-temps, nous nous étions éclipsés, mais il fallut payer les pots cassés.
« La panne ». Un jour, à la sortie de l’école, j’aperçus au milieu de la place une auto, portes ouvertes, capot relevé. Ma curiosité me poussa à aller voir de plus près. « Vous êtes en panne ? » demandai-je aux deux dames assises à l’intérieur. « Oui mon petit, mais surtout ne touche à rien ». La tête dans le moteur, je cherchai la panne, puis essayai de tourner la manivelle mais mon bras n’était pas assez costaud pour passer la compression du moteur. « Albert ! entendis-je, monte tout de suite ! » Immédiatement, je montai à l’appartement où ma mère m’exprima sa colère avec promesse d’une punition et deux claques à la clé.
« Les sonnettes ». A nos moments de liberté après l’école, nous avions trouvé une occupation qui ne dura guère. Nous allions presser les boutons électriques des appartement et puis nous nous sauvions. On tirait aussi les chaînes des clochettes. Mais ce manège ne dura pas longtemps. Au n°2 du boulevard de l’Ayrolle, mon ami, qui s’apprêtait à sonner, reçut une casserole d’eau en plein visage. Aveuglé, il sentit une main mystérieuse le tirer vers l’intérieur. Alors, là, explication…Une aventure semblable m’arriva devant une maison de la rue de la Liberté : je reçus la totalité d’un cendrier de cuisinière sur la tête. Je me secouai tel un volatile, mes cils étaient poudrés. Je rentrai à la maison en trottinant. A ma vue, mon père s’écria « mais toi, d’où viens-tu ? ». Il m’enleva le béret tout gris de cendre. Je fus privé de manège pendant une semaine et je dus présenter des excuses aux personnes importunées.
« La course ». Il y eut un jour une grande manifestation sportive sur le Mandarous. C’était un rassemblement de motos (un rallye comme l’on dit aujourd’hui) Paris-les Pyrénées-Paris : 130 machines et side-cars firent escale à Millau pour le repos et le ravitaillement. L’air était chargé de vapeur d’essence et d’huile de ricin, le tout enveloppé d’un nuage de fumée. Les routes et en particulier la Nationale 9, ne ressemblaient en rien à la A 75 de maintenant. J’ignore si le retour s’effectua sur le même itinéraire, mais on en parla longtemps de la course Paris-les Pyrénées-Paris.
« L’allumeur de réverbères ». Ce fut le titre d’un ouvrage paru il y a déjà quelque temps. Le préposé à ce travail commençait à la nuit venue. Nous, les enfants, l’attendions et l’escortions dans son occupation. Il allumait tous les becs de gaz de la place et des boulevards. L’obscurité venue, son mandat terminé, il nous disait « allez les enfants, rentrez chez vous maintenant, vous ne devez pas rester dehors car vos parents seraient en grand souci ». Nous nous séparions, contents d’avoir accompli une œuvre utile.
Au tout début des années 30, mon père quitta la droguerie pour raison de santé et reprit sa profession de préparateur en pharmacie chez M. Auguste Crébassa, rue du Mandarous. Quelques temps après, le local de la droguerie fut loué à M. Foissac qui y installa son atelier d’électricité-auto. Combien de temps y resta-t-il ? je l’ignore, car sa fin tragique mit un terme à cette activité. Que se passa-t-il cette nuit d’hiver sur le Lévézou, dans le froid et la glace, nul ne le sut. M. Foissac venait de dépanner un client, sa voiture dérapa sur le verglas et vint heurter un arbre de plein fouet. Le choc violent le projeta à travers le pare-brise dont des éclats de verre lui sectionnèrent la carotide. Je précise qu’à cette époque-là, les verres sécurit n’existaient pas, pas plus que les ceintures de sécurité. Cet accident provoqua la consternation dans l’entourage car M. Foissac y était très estimé.
Le temps fuit mais le souvenir reste.

Albert SIGAUD


1. Voir « Le 73 (ex-69) aux Platanes », Journal de Millau, jeudi 17 novembre 2011.
2. Voir aussi Missard dans Les Mots Millavois, Société d’Etudes Millavoise.
3. Cette dénomination remplace un plus ancien Minelli qui, lui-même, succéda au magasin de prêt-à-porter Rosemonde.


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