PASTEUR LUC SERRANO - CONFERENCE « Protestants donc résistants :...

mercredi 14 janvier 2015
par  Martine Astor

CONFERENCE
« Protestants donc résistants :
1940-1945 : 4 pasteurs dans la tourmente »

Mardi 13 janvier 2015, 20h30, au CREA à Millau
par Luc SERRANO, pasteur de l’Eglise Protestante Unie du Rouergue

Le pasteur Luc Serrano présenté par le président, Jean-Louis Cartayrade (photo Martine Astor)
Les 4 pasteurs résistants : Idebert Exbrayat, Roland de Pury, André Trocmé, Dietrich Bonhoeffer

« Qu’est-ce, au fond, qu’un grand homme ? »
C’est la question que pose à propos du Dr Albert Schweitzer, Pierre Lassus dans sa magnifique biographie parue en 1995 chez Albin Michel (Albert Schweitzer, par P. Lassus, psychologue alsacien). C’est en résonance à ce questionnement que j’ai choisi de commencer cette évocation de la vie des pasteurs Idebert Exbrayat, Roland de Pury, André Trocmé et Dietrich Bonhoeffer, quatre grandes figures du protestantisme contemporain qui ont, chacun à leur manière, démontré ce lien souvent étroit entre de profondes convictions protestantes et un esprit de résistance. Au fil de ces portraits, quelques points communs, comme le fait que tous les quatre ont placé au cœur de leur action l’Ethique voire l’engagement socio-politique plutôt que la spéculation théologique et, de fait, se sont rapidement retrouvés en marge de leur Institution. Ainsi deux d’entre eux - Roland de Pury et André Trocmé - ont choisi, durant leur vie et leur ministère, d’œuvrer pour la Paix et le désarmement. Un autre, Dietrich Bonhoeffer, choisira une autre manière de servir la cause des hommes - à l’opposé du combat en faveur de la « non-violence » des trois autres -, transgressant le Commandement de « Ne pas tuer » en participant activement à la préparation d’un attentat contre Adolf Hitler.
Il finira martyr, la cause des hommes devenant la cause de Dieu.

Les 4 pasteurs résistants : Idebert Exbrayat, Roland de Pury, André Trocmé, Dietrich Bonhoeffer

IDEBERT EXBRAYAT (1913 - 2002)
« Juste parmi les Nations »

Enfant du Méthodisme
Idebert Exbrayat est né le 9 décembre 1913 à Calvisson. Après une jeunesse quelque peu tumultueuse, il se convertit à 20 ans. Avant la (re)création, en 1938, de l’Eglise Réformée de France, était pasteur au sein de l’Eglise Evangélique Méthodiste de France, Eglise qui, avec trois autres Unions d’églises issues de la Réforme, ont participé à la renaissance de l’Eglise Réformée de France en 1938. En effet, en 1934, il est prédicateur laïc à Codognan, dans la Vaunage. Il commence vraiment ses études en 1935, et il les effectue dans l’école de théologie méthodiste britannique de Richmond, entre 1935 et 1937. Il est admis au « noviciat » en 1938, un noviciat qu’il choisi d’effectuer dans l’Eglise Réformée de France, comme cela lui était permis (selon les Actes du synode méthodiste de 1938, p. 36 : « Les pasteurs qui le désirent sont autorisés à se faire inscrire sur le rôle des pasteurs de l’Eglise Réformée de France, tout en demeurant soumis à la discipline de la Conférence méthodiste française »). Il est placé à Rodez, et sera consacré au « Saint Ministère » le 21 juin 1939 dans la chapelle Malesherbes à Paris. A partir de dette date, Idebert Exbrayat sort de l’orbite du méthodisme français, puisque celui-ci va se fondre dans l’Église Réformée de France.

Résistant et bâtisseur
Pendant la guerre, Idebert Exbrayat, âgé d’une trentaine d’années, vivait à Rodez avec sa femme Yvonne, dans la zone restée libre jusqu’en novembre 1942. Vers la fin du mois d’août 1942, il fut réveillé en pleine nuit par des coups frappés à sa porte. C’était son voisin le rabbin, avec sa femme et leurs cinq enfants, qui alors fuyaient la police venue les arrêter. Le pasteur ouvrit grand la porte pour faire entrer les fugitifs. Un nouveau chapitre commençait alors dans la vie de la famille Exbrayat, qui allait désormais de consacrer au sauvetage des Juifs. En effet, Idebert Exbrayat va par la suite organiser tout un réseau pour venir en aide aux réfractaires du STO et à la communauté juive persécutée. Beaucoup de juifs purent donc - avec son aide et celle de membre de l’Eglise de Rodez - trouver un refuge dans les fermes de sa paroisse. « Il ne se considérait pas particulièrement courageux » nous dira une de ses filles, à l’occasion de lors du baptême de notre salle paroissiale. Elle ajouta qu’il leur disait simplement : « Je ne pouvais pas ne pas faire autrement ». Autre épisode resté dans les mémoires, la cérémonie organisée à la Libération le 20 août 1944 face à la cathédrale de Rodez, pour rendre un dernier hommage aux trente prisonniers résistants, abattus à Sainte-Radegonde le 17 août par les soldats allemands avant leur départ de Rodez. C’est Idebert Exbrayat qui s’était adressé à la foule ce jour-là, avec un prêche poignant. Peu après, il sera pressenti pour être préfet mais refusa. Il fut membre du Comité départemental de Libération. Se quatre filles qui se souviennent d’un homme très touché par les exactions et vengeances commises à la Libération. D’un homme qui savait faire la différence, pendant la guerre, entre Allemands et nazis. D’un bel exemple d’humanisme rayonnant.
Le 13 septembre 1979, Yad Vashem a décerné au pasteur Idebert Exbrayat et à sa femme Yvonne le titre de « Juste des Nations » : médaille qui leur sera remise par le consul d’Israël, le 16 décembre 1980 à la mairie de Calvisson.

Les personnes reconnues « Justes parmi les Nations » reçoivent de Yad Vashem un diplôme d’honneur ainsi qu’une médaille sur laquelle est gravée cette phrase du Talmud : « Quiconque sauve une vie sauve l’univers tout entier ». Il s’agit de la plus haute distinction civile de l’état d’Israël. Au 1er janvier 2014, le titre avait été décerné à 25 271 personnes à travers le monde, dont 3 760 en France.

Une salle de notre Temple porte depuis le nom de ce pasteur, résistant pendant la Seconde Guerre mondiale : hommage à celui qui, pasteur entre 1938 et 1949, fut aussi à l’origine de la construction de ce Temple construit sur un terrain en pente près toilettes publiques. Malgré la notoriété d’Idebert Exbrayat dans le milieu des résistants et ses amitiés à l’Hôtel de ville, la construction du Temple de Rodez n’aura pas était un long fleuve tranquille. En effet, il y avait sur la ville une vive opposition, notamment au sein de certains milieux catholiques, à la construction d’un lieu de culte pour les Protestant, au cœur de ce qui fut longtemps une « Cité épiscopale ». La communauté réformée de Rodez a ainsi vécu à cette époque, ce que vivent aujourd’hui ces associations cultuelles musulmanes ou évangéliques qui souhaitent construire pour leurs fidèles, une maison de prière digne de ce nom. Il y a 57 ans, il aura fallu pour terminer l’édifice, l’intervention de Paul Ramadier, alors président du Conseil de la IVème République. Le Temple sera ainsi achevé en 1947, grâce notamment à l’argent de fidèles et de juifs reconnaissants.
Cette œuvre de bâtisseur, il l’a reprendra ensuite à Frontignan. Puis, après avoir été pasteur de paroisse, et aumônier de la Maison de Santé Protestante de Nîmes, il deviendra de plus en plus itinérant, proclamant l’Evangile, en France et en Suisse, accompagné de groupes de jeunes. Ne reculant jamais devant les risques, il assumera des prises de position sociopolitiques qui le feront parfois être vertement repris par la direction de l’Eglise (défense des opprimés ou exploités, soutient à des femmes battus ou à des objecteurs de conscience lutte pour la paix en Algérie…).

Retour à Calvisson
Attaché à Calvisson, Idebert Exbrayat y reviendra définitivement au moment de sa retraite : il y mourra le 25 janvier 2002. Homme de foi et d’action, pasteur et évangéliste, il aura une grande partie de sa vie et de son ministère sillonné la France en annonçant la parole de Dieu. Pasteur, résistant, aumônier, évangéliste, Conseiller municipal à Calvisson, Membre correspondant de l’Académie de Nîmes… il fut aussi l’auteur de 23 ouvrages religieux et historiques dont plusieurs sur la Vaunage et le Sommiérois… et de « Résistance en Aveyron : une histoire vraie », 1992 : témoignage repris à l’été 1994 dans la « Revue du Rouergue » n°38.

Annexe : La Résistance protestante en Aveyron

Léon Freychet (« Sec »), le précurseur
Né en 1893 à Nîmes, ce polytechnicien directeur des Caves de Roquefort, cet officier de réserve s’affirme comme patriote en cachant des armes dès 1940. Son engagement résistant se confirme. Il est un des acteurs de la création de mouvements de Résistance à Rodez et Millau avec Alfred Merle, un autre protestant. Il va implanter Combat à St-Affrique dans l’été 1942, et en novembre 42, il devient le chef départemental de l’Armée Secrète. En mars 43, il mettra en place l’accueil des réfractaires au STO. La Communauté protestante, forte à Camarès, Brusque, St-Affrique, jouera là le rôle de filière et noyau. Menacé, à plusieurs reprises d’arrestation par la Gestapo, il entra en clandestinité (début janvier 44) mais fut arrêté le 3 mai à Rodez et déporté à Buchenwald.

Alfred Merle (« Roeder ») et son gendre Jean Carrière
D’origine cévenole, comme son gendre, Alfred Merle, né en 1884, était le directeur de l’usine de gants Buscarlet. En août 1940, lors d’une séance de la CCI de Millau, il refuse de s’associer à l’hommage officiel rendu au maréchal Pétain. En octobre 1942, il est mis en résidence surveillée, pour un temps, à Villefranche-de-Rouergue. Or, son engagement dans la Résistance est déjà total, depuis 1941 (Liberté, Combat). Il œuvra aussi au sein du réseau de renseignement Alliance avec le colonel Flamant de Rodez. Exerçant de grandes responsabilités en compagnie de Freychet et surveillé par la Gestapo, il fut arrêté à Millau, le 6 février 1944. Il mourut sous la torture à Rodez, le 11 février. De son côté, Jean Carrière, après avoir échappé au même sort, poursuivit le combat dans les Forces Françaises de l’Intérieur au commandement du Maquis Roland d’Aubrac jusqu’à la Libération.

ROLAND DE PURY (1907 - 1979)
Un théologien non-conformiste

Passé une éphémère ambition littéraire de jeunesse après l’obtention d’une licence de Lettres à Neuchâtel en 1929, Roland de Pury voit sa vocation théologique se confirmer dans l’Allemagne des débuts du nazisme. Il est aussi cofondateur, alors qu’il est étudiant en théologie à Paris, avec notamment Henry Corbin, Roger Jézéquel et Denis de Rougemont, de la revue Hic et Nunc. Il passera à Bonn l’année académique1932-33. Témoin de la prise de pouvoir d’Hitler et de sa tentative de mainmise sur l’Eglise protestante par le groupe des « chrétiens allemands », il suit les cours de Barth dont il approuve la théologie dialectique qui refuse l’amalgame du christianisme et du national-socialisme. Roland de Pury dira alors que « sans Barth, on pourrait presque dire qu’il n’y aurait plus d’Eglise en Allemagne ».
Ses premières années de pastorat dans l’Eglise réformée de France en Vendée (1934-38) sont relatées dans « Les lettres de Moncoutant » (publiées en 2001), véritable journal d’un pasteur de campagne qui se donne pour mission d’élargir les horizons d’une paroisse piétiste. Il est ensuite nommé pasteur à Lyon, à l’Eglise des Terreaux, une communauté qui regroupe des « libristes » héritiers d’Adolphe Monod : il s’y révèle un prédicateur aussi ardent que son illustre prédécesseur.

Protestation solennelle
Opposé à la collaboration après la prise de pouvoir de Pétain en 1940, il relaye en France le combat de l’Eglise confessante allemande aux côtés de Pierre Maury, directeur de Foi et Vie. Les 16 et 17 septembre 1941, avec d’autres pasteurs et laïcs à la recherche de « ce que l’Eglise doit dire aujourd’hui au monde », il participe aussi à la rédaction des Thèses de Pomeyrol dans lesquelles l’Eglise « élève une protestation solennelle contre tout statut rejetant les Juifs hors des communautés humaines ». Dimanche après dimanche, sa prédication développe les thèmes d’une « résistance spirituelle » qui lui valent d’être arrêté par la Gestapo en plein culte le 30 mai 1943. Incarcéré au fort de Montluc jusqu’au 25 octobre, il écrit un Journal de Cellule et un Commentaire de la 1ère Epître de Pierre, « Pierres Vivantes », publiés en 1944. Pendant son incarcération paraît « Présence de l’éternité », consacré aux fêtes chrétiennes.

Contre la colonisation
Revenu à son poste lyonnais, qu’il occupera jusqu’en 1957, Roland de Pury voyage en Europe et participe aux grandes causes de l’heure : consolidation de la paix et affermissement de l’œcuménisme, dialogue avec le judaïsme. C’est aussi la période d’une intense production littéraire multiforme souvent rééditée jusqu’à nos jours. Il écrit aussi des pièces de théâtre qu’il fait jouer à ses paroissiens, « L’invitation au festin et Le serviteur impitoyable » (1945), publie des prédications, réédite son catéchisme « Que veut dire la Bible ? » (1948)… Il se lance aussi dans des essais théologiques, « La Maison de Dieu, éléments d’une ecclésiologie trinitaire » (1946), « Pâques ou la droite de Dieu » (1955), « Job ou l’homme révolté » (1955). En 1957, en réponse aux appels de la Société des Missions Evangélique de Paris, il part pour le Cameroun puis, en 1961, pour Madagascar. Pendant neufs années de pastorat et d’enseignement à l’heure de la décolonisation et de l’autonomie des Eglises, Roland de Pury s’engage dans un nouveau combat de la parole contre la colonisation qu’il débusque autant dans le néocolonialisme des pays du Nord que dans la défense de la culture traditionnelle des pays du Sud. Sa dénonciation des effets de la dot au Cameroun et du retournement des morts à Madagascar, jointe à la reconnaissance de la vivacité de la foi des chrétiens du Sud, est relatée dans un vigoureux petit ouvrage, « Les Eglises d’Afrique entre l’Evangile et la coutume » (1958) et des séries de lettres à ses amis, publiées entre 1958 et 1967 dans L’illustré protestant puis dans « Des Antipodes » (1967).
La fin de son ministère se déroule à Aix-en-Provence où il est d’abord aumônier universitaire puis pasteur de l’Eglise réformée. Deux événements symboliques marquent cette période : le 30 octobre 1968, il est fait docteur honoris causa de a Faculté de théologie protestante de Montpellier pour « l’originalité de son esprit, la courageuse sincérité de ses propos, les dons de son style à la pointe du mouvement théologique de notre époque », dira alors le doyen Jean Cadier. Autre date importante : le 30 novembre 1976, « la Médaille des Justes » est remise au « Pasteur Roland et Jacqueline de Pury qui, au péril de leur vie, ont sauvé des Juifs pendant l’époque d’extermination ». Mais, entre-temps, le 9 novembre, Jacqueline, avec laquelle il avait eu huit enfants et à laquelle il avait dédié un livre, « Liberté à deux. Le couple et l’Evangile » (1967), décède. Ce départ provoque en lui une douleur qu’il ne parvient à dépasser que trois ans plus tard avant d’être lui-même terrassé par un infarctus le 24 janvier 1979 après avoir donné une conférence à Lyon : « Est-il besoin de l’Eglise pour croire ? ». Vivre et mourir avec une question : telle est la posture qui résume cette existence traversée de joies et d’épreuves, de certitudes et d’indignations, dont les soutiens et les hostilités qu’elle suscita attestent sa pertinence historique et son intérêt toujours actuel.

ANDRE TROCME(1905 - 1971)
Le « Juste » du Chambon-sur-Lignon

André Trocmé - né à Saint-Quentin le 7 avril 1905, et mort à Genève le 5 juin 1971 -, est un pasteur réformé connu pour avoir organisé la protection d’un grand nombre d’enfants juifs, avec l’aide des habitants du Chambon-sur-Lignon, en Haute-Loire, village reconnu en 1990, « Juste parmi les Nations ». Il fut aussi l’un des dirigeants de la branche française du Mouvement International de la Réconciliation (le M.I.R.).
« Des pressions païennes formidables vont s’exercer sur nous-mêmes et sur nos familles pour tenter de nous entraîner à une soumission passive à l’idéologie totalitaire. Si l’on ne parvient pas tout de suite à soumettre nos âmes, on voudra soumettre tout au moins nos corps. Le devoir des chrétiens est d’opposer à la violence exercée sur leur conscience les armes de l’Esprit », encourageait, dès le 23 juin 1940, le pasteur André Trocmé. Aidé par son adjoint Edouard Theis, et le directeur de l’école du village du Chambon-sur-Lignon, Roger Darcissac, il va être à la fois la conscience et la cheville ouvrière de la mobilisation de la population en faveur des juifs réfugiés sur « le Plateau ». Personnage hors du commun, André Trocmé était arrivé au Chambon-sur-Lignon au milieu des années trente. Une sorte de mise au placard pour ce pacifiste et non-violent, dont les options déplaisaient fortement aux autorités officielles d’alors du protestantisme français. Par ses racines familiales (sa famille maternelle était allemande), le pasteur du Chambon connaissait parfaitement l’idéologie nazie et ses dangers. Il avait vécu de près également la montée du fascisme en Italie puisque Magda, son épouse, était d’origine italienne. André Trocmé avait aussi des liens avec l’Eglise confessante allemande : L’Echo de la Montagne, publication locale protestante, donnait régulièrement de ses nouvelles. En 1940, ce village de 3000 habitants réussit sous l’impulsion de son pasteur et de sa femme, André et Magda Trocmé, à sauver près de 5000 juifs. Il faut lire la vie de cet homme et de sa femme pour comprendre qu’un être humain se forme dans l’amour qu’il a reçu. Qu’un être humain devient humain par l’humanité qu’on lui a donnée. Qu’un être humain acquiert l’autonomie et la liberté, autrement dit le courage et la loyauté en conjuguant le travail qu’il fait sur lui même et l’éducation qu’on lui donne. Le refus de toute compromission morale que les Trocmé ont réussi à transmettre à tout leur village témoigne de consciences lucides, solides et formées. Aucune compromission, en effet, au point de se culpabiliser de devoir accepter la fabrication de fausses cartes pour sauver des vies. Ce mensonge, pour eux, participait au Mal qu’ils voulaient combattre. Et s’ils acceptèrent, c’est sans bonne conscience, seulement parce qu’il en ressortait un plus grand bien, à savoir sauver la vie humaine. Irremplaçable vie, donnée à chacun d’entre nous. La décision de sauver des vies fut une décision individuelle et collective. Elle fut prise en Conseil paroissial. Une sorte d’émulation au Bien fut ainsi mis en place et chacun après la guerre n’en fit guère état. Ainsi, c’est seulement en 1972 que Magda Trocmé, veuve, reçu en Israël la « Médaille des Justes ».

Protestants donc résistants
Ces hommes et ces femmes de caractère (les protestants cévenoles ont de tout temps fait de la résistance civile), croyants comme incroyants ont agi dans un esprit de solidarité, d’amour du prochain, simplement. Autant pour certains, il est naturel d’être égoïste, autant pour d’autres, il est naturel de ne pas l’être. On a la nature que l’on se forge. Mais à cette forge là, travaille toute une communauté de vivants et de morts dont nous sommes les héritiers. Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas responsables de ce que nous sommes. Cela veut dire qu’il est important qu’un jour quelqu’un décide de changer afin que ceux qui viendront après lui, puissent franchir une autre étape. C’est ça l’évolution. Nous ne partons pas avec les mêmes « talents » en poche, mais peu importe, l’important est de les utiliser. Le Bien comme le Mal ont des effets à très long terme, de la même façon que nos erreurs écologiques ont non seulement un effet aujourd’hui, mais aussi dans 20, 50 ou 100 ans. Et les effets se cumulent. Il n’y a pas, à cet égard, que des catastrophes écologiques à craindre. De véritables catastrophes spirituelles sont aussi possibles.

Le Chambon-sur-Ligon, village de « Justes »
Le Chambon-sur-Lignon est un petit village niché à 1000 mètres d’altitude, aux confins de la Haute-Loire et de l’Ardèche. Un coin sympa pour passer une belle journée, si vous ne le connaissez pas, avec même une belle retenue d’eau pour se baigner et des activités pour s’occuper. Mais ce billet ne saurait être touristique tout comme les enfants juifs qui arrivaient à la gare n’étaient pas là en vacances. Si maintenant ce village accueille touriste et clubs de foot en stage pendant l’été, de mémoire, il fut surtout un refuge pour les persécutés par la barbarie. En 1914, le village héberge déjà des réfugiés, des alsaciens chassés de chez eux par l’annexion prussienne, et de 1936 à 1940 des républicains espagnols. De 1939 à 1944, le Chambon et les villages alentours du Mazet Saint-Voy, Freycenet, Tence, Devesset, Saint-Agrève, deviennent une nouvelle terre d’asile pour les réfugiés et les maquisards. En effet, dans cette région protestante, marquée par le souvenir des persécution subies par les huguenots après le révocation de l’Edit de Nantes, le pasteur André Trocmé et son co-pasteur, Edouard Theis, suivis par les pasteurs des 12 autres paroisses de la région, ont ainsi appelé leurs fidèles à plutôt « obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ». Pour ce faire, dès l’automne 1940, ils leur demandent d’accueillir tous les persécutés du régime nazi, à commencer par les juifs. A partir de 1941, des organisations internationales, « l’Oeuvre de secours aux enfants » (OSE) et le « Secours suisse », entre autres, y envoient des enfants et adultes extraits des camps d’internement du sud de la France. Ces enfants seront hébergés dans des pensions ou des maisons de vacances et fréquenteront la Nouvelle école cévenole, créée en 1938 par le pasteur Trocmé.
Le Chambon-sur-Lignon a ainsi sauvé entre 3000 et 5000 Juifs, ce qui lui vaut de recevoir de l’Etat d’Israël, la récompense collective et exceptionnelle de « Juste ». C’est le seul lieu à avoir reçu ce titre collectivement avec un village des Pays-Bas. 2725 Français ont été reconnus officiellement comme « Justes parmi les Nations » par le Mémorial de Yad Vashem, en Israël, pour avoir sauvé des juifs persécutés au péril de leur vie, pendant la seconde guerre mondiale. Le titre de Juste est décerné sur la foi de témoignages de juifs sauvés par ces anonymes qui les ont aidés en toute connaissance du risque qu’ils prenaient. Ces Justes sont rarement reconnus ou simplement recensés, et reste peu présents dans les manuels d’histoire…

Il semble pertinent, pour finir, de citer aussi ici ces extraits d’un article d’André Trocmé, « La Résistance du Chrétien, fondement d’une recontruction », qui revient sur son action pendant la guerre : article non daté et peut-être non publié, qui selon Magda Trocmé datait probablement de 1955.

« Seul l’individu chrétien… peut offrir une résistance à l’état pur, une résistance sans compromis, une résistance dépouillée de toutes considérations tactiques, une résistance au nom des principes de l’Évangile. Il arrive même que la résistance du chrétien embarrasse et complique la résistance de son Église, parce qu’elle a un caractère intempestif et radical qui risque de compromettre les délicates négociations auxquelles les chefs responsables d’un groupe ne peuvent se dérober. La vérité découverte, il faut la publier, et c’est encore plus dangereux… Le privilège des pasteurs a été grand. Du haut de la chaire, calmement, au nom du Dieu vivant, ils ont pu parler. Il fallait parler et parler clairement. La tentation était grande d’envelopper d’images bibliques la vérité : comprenne qui pourra. On se calmait la conscience ainsi. Faux apaisement. Dieu aime qu’on enseigne l’Évangile clairement avec l’adresse du destinataire sur l’enveloppe. Le destinataire n’aimait pas cela. »

DIETRICH BONHOEFFER (1906-1945)
Au cœur de la Tragédie : un homme, un Destin

Pour finir, je veux dresser le court portrait d’un grand protestant mais aussi d’un résistant, d’un théologien audacieux, un de ces hommes exceptionnels qui ont marqué la spiritualité au XXème siècle, à l’instar de Gandhi ou de Martin Luther King.
Dietrich Bonhoeffer, pasteur et théologien protestant allemand né en 1906, est l’un des fondateurs de « l’Église confessante », qui s’opposa à l’influence nazie qui se développait fortement dans les églises protestantes allemandes. Il mourra comme martyr de la foi et résistant politique au régime hitlérien, en avril 1945. Il est l’un des grands théologiens protestants du XXe siècle, et sans doute le plus attachant. Il fut exécuté quelques jours avant la fin de la guerre par les nazis, après plus de deux années d’internement dans les prisons de Berlin, pendu au camp de concentration de Flossenburg. C’est donc autant le témoignage d’une vie chrétienne exemplaire et courageuse que la profondeur de sa pensée théologique que l’on garde en mémoire. Chez D. Bonhoeffer, militance chrétienne, action politique et réflexion théologique sont inextricablement liées. On ne peut parler de sa pensée théologique sans faire en même temps référence à ce qu’il a vécu d’abord au sein de l’Université et de l’Église luthérienne, puis hors d’elles et enfin contre elles. ...
Dietrich Bonhoeffer né à Beslau (aujourd’hui Wrocklav en Pologne), est le septième enfant d’une famille de la grande bourgeoisie prussienne. Il accomplit de brillantes études de Théologie à l’Université de Berlin et achève son doctorat à l’âge de 24 ans. Il voyage ensuite à l’étranger et à l’opportunité d’étudier un an à New York. De retour à Berlin, il donne des cours de Théologie et écrit plusieurs ouvrages. Dès l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933, Bonhoeffer dénonce ses prétentions dictatoriales et s’oppose fermement au Nazisme Avec les théologiens Martin Niemöller et Karl Barth, il fonde « l’Eglise confessante ». De 1933 à 1935, il officie à Londres dans deux églises protestantes de langue allemande. Il rentre ensuite dans son pays pour donner un séminaire clandestin de Théologie. La Gestapo lui a en effet interdit de prêcher, enseigner et parler en public. Il travaille alors avec de nombreux opposants au pouvoir d’Hitler. Durant la seconde Guerre mondiale, il se bat contre l’antisémitisme, et l’Eglise confessante représente alors un foyer d’opposition au nazisme. En 1939, il rejoint un groupe d’opposants dont le but est de renverser le régime en tuant Hitler. Mais en 1943, Bonhoeffer est associé à de l’argent sorti de Suisse pour aider les juifs et est emprisonné. Après l’échec de la tentative d’assassinat d’Hitler du 20 juillet 1944, le lien entre Bonhoeffer et les conspirateurs est découvert. Il est pendu le 9 avril 1945. Eminent théologien, Dietrich Bonhoeffer s’inscrit surtout parmi les héros de la résistance au nazisme.

L’actualité de Dietrich Bonhoeffer (d’après Frère François de Taizé - juin 2007)
Dietrich Bonhoeffer, symbolise toujours la résistance allemande contre le nazisme. Il compte parmi ceux qui peuvent nous soutenir sur notre chemin de foi. En effet, lui qui, aux heures les plus sombres du XXe siècle, a donné sa vie jusqu’au martyre.
Ce qui touche chez Bonhoeffer, c’est sa ressemblance avec les Pères de l’Église, les penseurs chrétiens des premiers siècles. Les Pères de l’Église ont mené tout leur travail à partir de la recherche d’une unité de vie. Ils étaient capables de réflexions intellectuelles extrêmement profondes, mais en même temps ils priaient beaucoup et étaient pleinement intégrés dans la vie de l’Église de leur temps. On trouve cela chez Bonhoeffer. Intellectuellement il était quasiment surdoué. Mais en même temps cet homme a tant prié, il a médité l’Écriture tous les jours, jusque dans les derniers temps de sa vie, « comme une lettre de Dieu qui lui était adressée ». Bien qu’il vienne d’une famille où les hommes - son père, ses frères - étaient pratiquement agnostiques, bien que son Eglise, l’Église protestante d’Allemagne, l’ait beaucoup déçu au moment du nazisme et qu’il en ait souffert, il a vécu pleinement dans l’Église. …
Sa thèse de doctorat, sur la vie communautaire, a quelque chose d’exceptionnel pour l’époque : un jeune étudiant de 21 ans écrit une réflexion dogmatique sur la sociologie de l’Église à partir du Christ. En effet, réfléchir à partir du Christ sur ce que l’Église devrait être, cela paraissait alors incongru. Bien plus qu’une institution, l’Église est pour lui le Christ existant sous forme de communauté. Le Christ n’est pas un peu présent par l’Eglise : il existe aujourd’hui pour nous sous forme d’Église.
Il vivra sa foi de manière solitaire, dans l’abandon de l’Église et des hommes. Avec la prise de pouvoir d’Hitler, Bonhoeffer se rend compte qu’il ne suffit plus de s’occuper de l’Église, il faut aussi s’occuper du monde, et tenter d’arrêter la folie destructrice du Führer. Il mettra cette idée en pratique en luttant concrètement pour le renverser. Mais en avril 1943, il est arrêté et interné… quelques semaines après s’être fiancé. En prison, il écrit quelques l’unes de ses plus belles pages, dans ce qui sera sans doute son ouvrage le plus célèbre, « Résistance et Soumission ». Il y prédit l’émergence d’un monde dans lequel « l’hypothèse Dieu » n’existera plus, et jette les bases d’une nouvelle manière de penser Dieu et de parler de lui. Certains en ont fait un apôtre de la sécularisation. C’est oublier que Bonhoeffer, en prison, avait une vie spirituelle très intense, nourrie par la prière et la lecture régulière de la Bible. Il n’a cessé d’espérer en l’avenir d’un monde autre, un monde de paix, réconcilié avec lui-même et avec Dieu. Aujourd’hui on peut dire qu’il y a un regain d’intérêt religieux, mais ce n’est souvent que pour donner un vernis religieux à la vie. Il serait faux de notre part de créer explicitement une situation dans laquelle les gens auraient besoin de Dieu. Dans ses lettres comme dans le livre sur suivre le Christ, tout se termine d’une façon presque mystique. Malgré la gravité de certains de ses écrits, et surtout de sa vie, il faut savoir que Dietrich Bonhoeffer était optimiste. Sa vision de l’avenir a quelque chose de libérateur pour les chrétiens. Il avait « confiance », c’est aussi ce mot qui revient souvent dans ses lettres de prison.
L’influence de Bonhoeffer sur la théologie contemporaine est immense. En effet, Il est connu, étudié, traduit sur les 5 continents. L’Eglise catholique a reconnu cette grande figure croyante, en qui elle voit un témoin courageux de la foi aux prises avec les idéologies modernes et totalitaires.
En France, Bonhoeffer a été découvert à la fin des années 1960, en particulier grâce aux travaux de André Dumas. Après une certaine éclipse, la personne et la pensée de Bonhoeffer intéressent à nouveau, dans le cadre de la redécouverte d’une foi confessante en dialogue avec le monde.

Petite Bibliographie

« Création et chute », Les Bergers et les Mages, 1999 ; « Le prix de la Grâce », Cerf, Labor et Fides, 1962 ; « De la vie communautaire », Lab et Fid, 1983 ; « Éthique », Lab et Fid, 1989 ; « Résistance et soumission », Lab et Fid, 1973 ; « La nature de l’Eglise », Labor et Fides, 1990.

Martin Niemöller (1892-1984)
Martin Niemöller est un pasteur et théologien allemand. Il combattit lors de la Première Guerre mondiale. Après celle-ci, bouleversé par les horreurs qu’il a vécu, il s’oriente vers la théologie et devient pasteur. Il admire le régime hitlérien à ses débuts, mais quand celui-ci veut soumettre l’église allemande, Martin Niemöller demande à tous les pasteurs qui ne veulent pas accepter l’idéologie nazie de se rassembler afin de créer le Pfarrernotbund (Ligue d’urgence des pasteurs). Cette organisation respecte et défend la profession de foi de l’Église Réformée et les principes de tolérance de la Bible. A la fin de 1933, six mille pasteurs (plus d’un tiers des pasteurs protestants) ont rejoint l’organisation. Le Pfarrernotbund reçoit également le soutien de protestants de l’étranger. L’organisation adresse alors au synode une lettre dénonçant les persécutions dont sont victimes les juifs et les pasteurs qui ne veulent pas se plier aux ordres des nazis. En représailles, Martin Niemöller est déchu de ses fonctions de pasteur. La plupart de ses paroissiens lui restant fidèles, il continue d’assurer son ministère. Arrêté en 1937, il est interné au camp de concentration de Sachsenhausen. En 1941 il est transféré au camp de Dachau. Libéré en 1945, il devient militant pacifiste et consacre le reste de sa vie à la reconstruction de l’Église protestante d’Allemagne.

Poème de Martin Niemöller
Quand ils sont venus chercher les communistes,
Je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste.

Quand ils sont venus chercher les syndicalistes,
Je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste.

Quand ils sont venus chercher les juifs,
Je n’ai pas protesté, je n’étais pas juif.

Quand ils sont venus chercher les catholiques,
Je n’ai pas protesté, je n’étais pas catholique.

Puis ils sont venus me chercher,
Et il ne restait personne pour protester.

Une partie du public (photo Martine Astor)

A Millau, le 13 janvier 2015



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