PAUL FINIELS : Coutumes millavoises au temps de la ganterie florissante et de la vigne omniprésente

lundi 12 février 2018
par  Martine Astor

Article de PAUL FINIELS paru dans le Journal de Millau le 11 janvier 2018

Coutumes millavoises au temps de la ganterie florissante
et de la vigne omniprésente

(1880 / 1960 ou le passé disparu évoqué au présent)

Les gantières et les gantiers millavois vivent au cœur d’un ample bassin couronné de falaises arrosé par le Tarn et la Dourbie. Les pentes qui entourent la ville sont couvertes de vignes et d’arbres fruitiers fleuries par le printemps et dorées par de somptueux automnes.

Les caractéristiques spécifiques de ce métier et la singularité environnementale de la cité induisent un art de vivre.

Hommes, femmes et jeunes gens dès le certificat d’études en poche trouvent du travail en atelier ou à domicile.

Les gantières aux doigts fins et soignés travaillent une matière agréable au toucher dont elles confectionnent des gants esthétiques confortables et élégants .

Les gantiers aux mains caleuses surtout les coupeurs, effectuent un travail physique dans des lieux clairs et propres.

Les conditions économiques sont convenables. Parents et enfants trouvent du travail sur place (apprentissage compris au sortir de l’école) ce qui permet deux salaires ou plus par foyer. Cette aisance vécue dans une ville touristique nantie de belles boutiques avec une clientèle locale élégante pourrait faire croire en voyant la jeunesse « faire la monte » qu’on se trouve dans une ville universitaire, sauf à entendre leur langage peu académique.

L’absence de contraintes horaires pour ceux et celles qui travaillent à domicile crée dans la ville un esprit de liberté et le mode de distribution du travail par les employeurs font de l’ouvrier un artisan. La salle des coupeurs d’une usine est appelée « la république libre des coupeurs » par le directeur. Les couturières et autres « confectionneuses » en salle travaillent en chantant.

A la question « pour quelles raisons aimez-vous votre métier, » ce gantier répond : « parce que si je ne suis pas d’accord avec un patron, je le quitte le matin et j’en trouve un autre l’après-midi et aussi je peux travailler à ma guise aller aux champignons, à la chasse ou à la pêche de six heures à dix heures et travailler le soir j’usqua 10 heures . ».

La prospérité de la ganterie n’a pas exclu les luttes sociales évoquées notamment dans « Paroles ouvrières, paroles gantières » ainsi que dans « Millau 1911 avec les gantiers en grève » publiées par l’association pour la promotion de l’histoire sociale millavoise .édition CG T.

Les ouvriers gantiers sont les précurseurs de l’entraide sociale en France avec la création des premières sociétés de secours mutuels.

Cette corporation dominante a imaginé un vocabulaire professionnel local, mêlant français et idiome patois.

Deux millavois qui bavardent se voient demander par un français de passage qui les entend : « De quelle nationalité êtes-vous ? »

Par exemple :

Deux compères sont assis à la terrasse d’un café, passe un ami qui marche le nez en l’air et s’entend dire « couillon n’en trouberas d’oreillettes » (le champignon emblématique local.)

« sios de tren ? » - « oyda entre Tarn et Dourbie »

« es-tu en train ? » - « oui couçi-couça »

Ce galimatias donne ceci à entendre : - Bonjour Jean, alors ce matin « tu la bire »°, tais toi qu’hier soir le metteur en passe m’a donné « de la presse »°, j’en ai presque pas dormi de la nuit et ce matin « je vais remettre° » - t’a rien perdu à 7 heures j’étais aux oreillettes avec une « sisempe »° et une « barbaste »+ que je dis pas et j’en ai pas trouvé une , et ta femme ? - Comme je dormais pas elle en a profité pour « faire une passe » ° de plus.Quant à moi demain soir « j’aurai journé »° à 5 heures pour aller arroser le jardin que j’ai au « gourdebade »°. Avec le « flanche » du mois je pourrai sortir 2 paires (le flanche est la peau restant après avoir coupé les gants demandés . Au lieu d’être rendue comme il se devrait, elle est gardée par le coupeur pour faire des gants clandestins). (Voir glossaire°)

En semaine on vit en appartement dans une deux ou trois pièces, (chambre (s) et cuisine) dans une ruelle du centre ville. La cuisine typique d’un couple de gantier se compose de deux fenêtres, la table de gantier devant l’une, la machine à coudre de la gantière devant l’autre, entre les deux la cuisinière, au plafond des guirlandes d’oreillettes enfilées sur du fil à coudre les gants, elles sèchent en attendant d’aller parfumer un bon fricot. Les bonnes odeurs de peau et de bonne cuisine embaument tour à tour l’ambiance du lieu .

Le samedi on est à la vigne aux portes de la ville ou l’on va à pied. Comme un grand nombre d’ouvriers on possède une petite vigne généralement enclose de murs et comprenant un « oustalou »composé d’une pièce avec cheminée, sur cave, avec une terrasse sous treille et sur citerne. Dans la cave : un foudre, des barriques. Les souches de vigne côtoient le cerisier, le cognassier, le prunier et le pêcher tandis que l’amandier est sur le pourtour et le figuier contre l’oustalou.
La ganterie est fille de l’élevage ovin sur les causses, et de l’industrie du Roquefort. Les agneaux sont sacrifiés pour le lait du fromage de Roquefort , la peau aux mégissiers et gantiers, la viande et les abats à la gastronomie millavoise ; celle-ci enrichie des truites et écrevices de nos rivières, des lapins, lièvres et grives sans oublier les oreillettes (pleurotte du panicaut).

Ici, la vigne et les mets traditionnels millavois (outre l’alimentation ordinaire du sud de la France) sont un reflet de l’économie régionale , de la campagne environnante et un régal au fil des saisons, par exemple :

Salades sauvages des causses (bézègues), poireaux, laitues de vigne, asperges des haies.,
Baies sauvages « agrunels » de prunelier cueillies après les premieres gelées pour vin et liqueur.
Les gratte-culs ( baies d’églantiers pour la confiture)

Un « bon fricot » plat parfumé aux oreillettes.

Coufidou : daube à la millavoise.

La panse et les boyaux de regords (agneau de lait) transformés en trénels mijotent au four du boulanger dans un toupi en terre.

Chaque fois qu’au terroir
Je guide mes pas
C’est toujours dans l’espoir
Que trénels il y aura.
(André Soulier) « La cuisine secrète du Languedoc »

Les ris d’agneaux à la persillade.

Les « pénous » sauce poulette (pieds d’agneau).

La « fichoulette » : poumons, cœur, rate et foie en sauce.

Soupe de « cabassol » : tête d’agneau d’agneau.

Une « rabastinelle » : côte de porc poêlée au genièvre.

Les grives de « tindelle » ( piège) au genièvre à la broche au feu de bois de vieilles souches et de sarments.

Le lièvre de 6 livres ( dit président) à la broche au feu de bois de vielles souches et de sarments.

Le roquefort et le pérail : fromages au lait cru de brebis

la flaune : tarte à la recuite et fleur d’oranger

Le tout arrosé du vin et de l’eau de vie du marc de la vigne

Cette vigne omniprésente pour toutes les fêtes et particulièrement Les« soulenques » , « taste- bi » avec plusieurs « miech-canou »

Cette vigne si bien chantée par Luis Julié :

Lou milhotin, lo bigno et soun oustalou

O lo bigno, o lo bigno, / A la vigne, à la vigne
Lien de l’otelie, dey besis, / Loin de l’atelier, des voisins
l’uon pùot ouplida sus soucis / On peut oublier ses soucis
E, coumo disio lou biel Galibert / Et comme disait le vieux Galibert
I leba los combos en l’er, / On y lève des jambes en l’air
Pla libre de touto counsigno, /Bien libre de toute contrainte
O lo bigno / A la vigne.

Omay qu’ajo pas gront orjent, / Bien qu’il n’ait pas grand argent
Lo bray milhotin es countent, / Le vrai millavois est content
S’o de terro un pichou contou, /S’il a un petit coin de terre
out es bostit un outalou, / Ou est bâti une maisonnette

E cado dimenge moti, / Et chaque matin
es trous de pourre porti, / Il est prêt a partir
Daùs Souloumiac, Troussy, Colès / Vers Souloumiac, Troussi, Calès.

Lo belho, o déjà preporat, / La veille il a déjà préparé
Sac, musetto, qu’o pla bourrat, / Sac, musette, qu’il a bien bourré
De caùque plat del terradou / De quelques plats du terroir
Penous,trenels, ou coufidou.

E to leù que y es orribat / Et sitôt qu’il y est arrivé
S’obilho preque en emmosquat, /Il s’habille presque en déguisé
Beste sorcido, biel gilet, / Veste reprisée, vieux gilet
Bragos s’oresten sul molet. Pantalon s’arrêtant sur le molet.

Soulies troùcachs, copel oncien, / Souliers troués, vieux chapeau
Coumbino de meconicien, / Combinaison de mécanicien
Sons corbato, lou cuol douber / Sans cravate, le col ouvert
Es o laize per prene l’air. / il est à l’aise pour prendre l’air.

Be pas oqui per trobolha, / Ne vient pas ici pour travailler
Me pus leù per y bricoula, / Mais plus tôt pour y bricoler
Per y refayre sous poùmous / Pour y refaire ses poumons
En escouten lous oùsélous. / En écoutant les petits oiseaux.

Pus urous dins soun oustalou, / Plus heureux dans sa maisonnette
Que dins soun costel un seignou, /Qu’un seigneur dans son château
Es pla fier d’y se remoùsi, / Il est très fier de s’y « complaire » ?
E lou rey n’es pas soun cousi. / Et le roi n’est pas son cousin.

O quatre ouros, fo miech-conou / A quatre heures il boit un demi canon
o m’un omic que dis pas nou, / Avec un ami qui ne dit pas non
E ne toumbo may d’un beirat, / et il en boivent plus d’un verre
Sons aygo e sustout pas sucrat. / Sans eau et surtout pas sucré.

Lou seros, tart, dintro counten, / Le soir il rentre content,
Omai¨de couochs tout en conten, / Et même des fois tout en chantant
Piey, bo dourmi, mes dins soun liech, / Puis va dormir mais dans son lit
Soumio deja touto lo nuiech. / Rêve déjà toute la nuit.

Dioù garde del filoxera, / Dieu garde du filoxera
Mildiou, blakroot, etcetera, / mildiou, blakroot, ect...
Lo bogno eo trobolhodou, / La vigne et le petit travailleur
Que fo beni de jus tont bou. / Qui font venir du si bon jus.

Oui, tout i ris : sos poulidos gontieyros / Oui tout y rit : ces belles gantières
Que sur lo mùonto entendes poscola, / que sur la monte on entend bavarder ?
Per s’omusa sou toujous los prumieyros, /pour s’amuser elles sont toujours les premières
Dirias de flours, talomen marquou pla / On dirait des fleurs tellement elles « marquent bien. »
_________________

Telle était la ville et la vie de certains de nos grands parents .

Paul Finiels.

GLOSSAIRE :
« recuite » petit lait (gaspe) de lait cru de brebis réchauffé qui se transforme en sorte de brousse.
« Tu la bire » : tu vas bien.
« La presse » : Travail urgent à remettre.
« Passe » : Le lot de paires de gants confiés à l’ouvrier ou à l’ouvrière pour être travaillé et « remis ».
« Remettre » rapporter à la ganterie le travail effectué.
« Sisempe » vent froid.
« Barbaste » gelée blanche .
« Avoir journée » : Avoir terminé le travail du jour.
« Soulenque » : collation à la vigne généreusement arrosée du vin de la vigne.
« Taste bi » : goûter le vin.
« Miech-canou » : demi verre.
« Faire la monte » : La jeunesse se promenant sur la chaussée de l’avenue de la République.


Commentaires