Albert Sigaud - Le « 73 » (ex-69), aux Platanes

lundi 30 janvier 2012
par  Martine Astor

ATELIERS DE LA SOCIÉTÉ D’ÉTUDES MILLAVOISES

C’est aujourd’hui au tour d’Albert Sigaud de s’exprimer sur le quartier de son enfance : le quartier des Platanes.

Le « 73 » (ex-69), aux Platanes

Ancienne plaque rue Verdier (photo Martine Astor)
Nouvelle plaque rue Verdier (au-dessous de l’ancienne) (photo martine Astor)

Le « 73 », ce n’est pas un bar, ni un quelconque numéro de loterie. Le « 73 », aux Platanes, c’est une grande maison sur l’avenue Jean-Jaurès, où j’ai vécu une dizaine d’années.

L’immeuble du "73" côté rue (photo Martine Astor)

C’était un grand immeuble dans lequel ont vécu une quarantaine de personnes. Ce que j’ai à vous dire se passe entre les années 1932–1943 ; domicile que j’ai quitté ; c’était la guerre.
Mon père avait loué un petit logement de deux pièces, qui faisait face au cimetière. Monsieur Auguste Verdier, sculpteur, grand prix de Rome, propriétaire des lieux, nous fit installer l’électricité, qui n’existait pas dans les appartements. Il n’y avait pas d’eau à l’évier ; une fontaine sur le boulevard, répondait aux besoins des locataires. Pour les toilettes, c’était plutôt aléatoire… Monsieur Verdier vivait au rez-de-chaussée, une simple cloison le séparait de madame Clavel et de ses quatre enfants : Emilienne, Camille, Juliette (dite La Julye) et Mauricette. Madame Clavel était femme de peine aux Etablissements Guibert-Frères et la distribution de claques n’était pas rare quand elle rentrait de son travail, lorsque l’aînée n’avait pas accompli la tâche prescrite.

Portrait de Auguste Verdier, sculpeur statuaire. Il est cité dans les Guides Méridionaux, ed. 1912 (documentation Michel Arlès) au 61 avenue de Paris (ancienne dénomination)..

Monsieur Verdier montait tous les jours à sa vigne, quartier de Caussibols, avec sa voiture tirée par le cheval « Coco ». Il y passait la journée. Un soir d’hiver, madame Clavel faillit mettre le feu à la maison en mettant une bouteille d’huile à dégeler sur la cuisinière. Ceci sans grand dommage.
Au rez-de-chaussée, logeait également la famille de Jules Rieux qui fabriquait des roulottes pour les gitans. Hélène Rieux, son épouse, et ses trois enfants : René, qui devint célèbre par la musique ; Raymond, également musicien à ses heures et Lucette, leur sœur ; une sœur handicapée d’Hélène vivait avec eux.
Au premier étage, vivait Gaston Barascud, gantier de son métier, qui s’établit à son compte, comme marbrier après les grèves de 1936, Raymonde, sa femme, et Monique, leur fille.
A côté d’eux, la famille d’Éloi Bertrand et leurs deux enfants. En plus du travail agricole, il était embauché pour la tonte des moutons dans le Midi.
Face à eux, monsieur et madame Fournier qui étaient livreurs d ‘épicerie dans la région pour le compte des Etablissements Coutoa, place de la Gare.
Au fond du couloir, monsieur Joseph Breton, mécanicien de son état, sur les lourds camions Latil. Son épouse, petite femme effacée, et sa fille Françoise, qui agrémentait nos soirées d’été par ses concerts de violon.
Quand la famille Barascud partit, elle fut remplacée par les Lassauvetat venus de Sévérac-le-Château. Ils logeaient à huit dans deux grandes pièces ; lui, était marbrier.
Le second étage était également occupé par la famille Four qui avait trois enfants, qui œuvrèrent tous dans le bois (ébénisterie et menuiserie).
En face d’eux, le couple Paul Sigaud et leur fils Albert, à l’époque, collégien.
L’étage se terminait par des galetas.
Dans le prolongement du « 73 », monsieur et madame Miquel et leurs trois enfants vivaient du jardinage. Lui, était mutilé de la guerre de 14-18 ; un bras en moins. Ils louèrent ensuite à la famille Roujon au numéro 71 ; il y avait monsieur et madame Austruy. Lui, faisait des petits transports avec son camion. Cette maison était un « garni » qui arrangea bien des couples. Madame Austruy était une personne qui piquait des gants à longueur de journée. Elle aimait bavarder et était au courant de tous les ragots ; elle s’appelait Angèle et l’on disait d’elle : « qu’elle a de beaux yeux cette garce ! » ; un rigolo avait planté une ampoule rouge à l’entrée…

La rue passant sous le porche portait le nom de monsieur Verdier ; juste après, se trouvait la maison de Léo et Germaine Vincent avec leurs quatre filles. Ensuite, habitaient monsieur et madame Sully-Séguret. Lui était représentant d’huile et savon. Ensuite la famille Artières, qu’on appelait Lelou (bonne langue également) et leur fille unique Christiane, juste après la maison Corp.

l’immeuble "73" côté jaardin (photo Mrtine Astor)

En face, les ateliers Roujon, marbrier ; puis monsieur Bourgas qui travaillait avec soin son grand jardin. Ensuite, monsieur Ardouel, expert-comptable. Aux ateliers de monsieur Rieux, menuisier ébéniste, on construisait des roulottes pour les familles de gitans. Lieu privilégié pour les enfants du quartier qui jouaient parmi les copeaux et les planches.
L’ensemble du quartier représentait soixante-quinze personnes environ.
Monsieur et madame Beckert étaient en permanence en état d’ébriété. Une jeune fille vivait avec eux.
Une veille de Noël, il rentrait à vélo de son travail, en portant un chat sous son bras ; mais la route n’étant pas assez large, le félin sentit le danger, essaya de se dégager en labourant le visage de l’homme qui perdit l’équilibre, et voilà tout le monde par terre…. Ensanglanté, il rentra chez lui… (musique !) sa femme hurla de peur en le voyant ainsi, elle croyait avoir à faire à un « Peau-rouge »…
Un autre jour, vers deux heures du matin, un inconnu l’interpella : « Beckert, rends-moi l’argent que je t’ai prêté !
- Fiche-moi le camp, je ne te dois rien !
- Descends, je t’attend… sinon, gare à toi ! »
En réponse, suivit un bombardement de murs en règle : toutes les canettes de bière (25 bouteilles) passèrent par la fenêtre. Au bas de la maison, l’individu se cachait en fonction de l’arrivée des projectiles… Au matin, il fallait voir le spectacle qui s’offrait aux passants ! Quatre à six mètres carrés de verre tapissaient le trottoir.
La famille partit par la suite, on ne sut jamais où. Monsieur et madame Rolland occupèrent les lieux avec leurs enfants, un garçon et deux filles dont l’une perdit la vie sur la route d’Aguessac. Monsieur Rolland était chauffeur aux Etablissements Bourrel (matériaux). Il revenait d’Albi avec une cargaison de ciment destinée à un établissement de Roquefort ; en livrant sa marchandise, il tomba par une trappe ouverte et se tua.
Un parent de la famille Four était descendu de son Ségur natal pour participer à une petite fête de famille. Il faisait très chaud ce soir-là et notre homme ouvrit la fenêtre afin d’assouvir un besoin pressant… il avait cherché en vain un cabinet dans toute la maison. La famille Rieux prenait le frais, comme on dit chez nous, au rez-de-chaussée.
« Jules, il pleut ! s’écria Hélène.
- Tu n’es pas folle ! Avec ce temps !...
- J’ai reçu des gouttes sur le nez », dit-elle.
Cette histoire n’eut pas de suite…
Il s’en est tellement passé au « 73 » que l’oubli et le temps ont tout nivelé. Parmi tout ce monde qui vivait en assez bonne intelligence, c’était la cour des miracles.
Vers la fin de la journée, un homme rentrait du champ en remontant l’avenue à bicyclette, portant une faux sur l’épaule, son chien attaché à la machine. Le voyant passer, Jules Rieux lui lança : « Eh ! l’homme !... vous êtes… vous êtes inculpé de faux et d’usage de faux !
- Calo-te bougre d’ase ! », lui répondit l’interpellé qui faillit faire une embardée et se mit à vociférer tout en continuant son chemin.

Depuis le temps est passé sur les êtres et les choses ; seuls émergent les souvenirs d’enfance et de jeunesse, moments heureux et nostalgiques. C’était une époque où les valeurs morales étaient présentes ; aujourd’hui ce n’est malheureusement plus le cas !...

Albert Sigaud


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