2 - Jean-Louis Esperce :Sur le chemin de l’école - 2/4

Jean-Louis Esperce
mercredi 18 avril 2012
par  Martine Astor

Ateliers de la Société d’Etudes Millavoises

Le chemin de l’école

Accompagnons aujourd’hui Jean-Louis Esperce enfant, sur le trottoir de la place de la Capelle depuis la rue de la Fraternité jusqu’à mi-chemin du boulevard de Bonald.

DOCUMENTS RUE DE LA FRATERNITÉ

La compagnie d’assurances MMA sur l’ancien site de la boulangerie Commeyras (photo Martine Astor).
Ancienne épicerie (photo Martine Astor)

Rue de la Fraternité

Continuant mon parcours vers le collège, après avoir jeté un coup d’œil au maréchal-ferrant, je passais devant la boucherie Chauchard qui devint plus tard Crouzet, à l’angle de la rue du Sacré-Cœur. De l’autre côté de la rue et formant l’autre angle, un petit magasin d’épicerie dont on pouvait se demander quelle pouvait être son activité d’autant que, dix mètre plus loin, à l’entrée de la place, il en existait un autre qui fut plus tard transformé en appartement. Face à la rue du Sacré-Cœur et donc du côté gauche de mon parcours, il y avait la boulangerie, puis plus tard également pâtisserie, Commeyras. Cette famille quittera quelques années plus tard Millau pour aller s’installer à Lourdes dans un commerce moins fatiguant et certainement plus lucratif d’objets de piété. C’était dans cette boulangerie que ma grand-mère portait quelquefois l’après-midi la cocotte en fonte qui allait cuire dans le four encore chaud le coufidou, les tripes ou les trénels dont elle nous régalerait le dimanche. Pour nos mères ou nos grand-mères, soucieuses de cuisine mijotée, le four du boulanger était l’idéal à la fois pratique et économique. Souvent, à la saison des coings, ma grand-mère paternelle nous portait quelques coings de la vigne que ma mère transformait en pâte tout en veillant à m’en conserver quelques-uns. En allant à l’école, je déposais l’un d’eux chez Commeyras à la boulangerie et je le reprenais l’après-midi tout enrobé de pâte à pain ; c’était un de mes goûters préférés. La cuisson du fruit au cœur de la pâte qui s’imprégnait de son jus lui gardait tout son parfum et sa saveur. C’était simple, c’était bon ! Pourquoi avoir perdu le goût de ces choses au profit de produits industriels dont les mérites se mesurent à l’aune de l’importance de la publicité qui leur est réservée sur le petit écran.

DOCUMENTS PLACE DE LA CAPELLE

L’enseigne « Pêche – Chasse » a traversé les années (photo Martine Astor)
Place de la Capelle (côté gauche)
Place de la Capelle (côté droit)

Sur cette carte postale représentant la place de la Capelle datée d’avant 1939 par l’abbé Vivier (photo 206, Un Siècle d’Images millavoises), nous avons distingué en couleurs, de gauche à droite : la droguerie (en jaune), la boulangerie (rouge), le site du bureau de tabac Au Khédive (en bleu, alors siège du Cycle G. Rey), l’épicerie (rose), le site du magasin de « Pêche –Chasse » (marron) et le café Rugby-Bar alors appelé « Café Millavois ».

La boulangerie

La boulangerie et le bureau de tabac Au Khédive entre les deux guerres (photo 208, Un Siècle d’Images Millavoises).

Place de la Capelle (autrement appelée Place de la Fraternité)

En arrivant place de la Capelle et après être passé devant l’épicerie dont je viens de parler, il y avait une boutique « pêche-chasse et électricité ». A gauche, faisant l’angle avec l’avenue Gambetta, le Rugby Bar tenu par madame Galtier que tout le monde connaissait sous le nom de « Ciboulette ». On n’allait pas chez Galtier ou au Rugby Bar, on allait chez « Ciboulette ». Monsieur Galtier, gantier de son état, était le mari de Ciboulette et, de ce fait, était appelé gentiment, y compris par son épouse, « Ciboule ». Ce bar, comme son nom l’indiquait, était le siège du club de rugby dit « le Sporting » et également le point de rendez-vous de nombreux gantiers qui, travaillant aux pièces et profitant de cette liberté, venaient à toutes heures de la journée, jouer à la pétanque sur la place de la Capelle qui n’était pas encore goudronnée et sur laquelle ne stationnaient à l’occasion, que quelques charrettes à chevaux ou à bras. Pour ma part, je poursuivais ma route en longeant les immeubles qui faisaient face à la place.
Dans ce qui est aujourd’hui un magasin d’articles de sports, on trouvait le garage Peugeot de la famille Alric. Les voitures en attente de réparation ou d’entretien stationnaient sur la chaussée devant la porte. Quelquefois les opérations qu’elles demandaient se faisaient sur la place. Devant le garage, il fallait circuler avec précaution car le petit trottoir le long de l’immeuble était souvent maculé de graisses ou d’huiles. Cela n’étonnait personne de voir les artisans ou les commerçants annexer une partie de la chaussée devant chez eux pour y exercer leur activité. Après le garage Peugeot, l’immeuble d’habitation qui suivait était très en retrait derrière un grand mur. Une cour et un jardin, devenus aujourd’hui une partie du magasin de sport, séparaient la bâtisse de la place. En suivant, on trouvait le petit bureau de tabac « Au Khédive » où, plus grands, nous venions avec mes amis de la rue De Planard acheter, pendant les vacances d’été, nos cigarettes « P4 ». C’était du tabac brun qui arrachait la gorge, vendu par quatre cigarettes sous la marque « Parisiennes », d’où l’abrégé P4. Cet achat ne pouvait avoir lieu que les jours où nous avions un peu de monnaie dans la poche. Le reste du temps, nous nous contentions de fumer crânement du « bois de lune1 ».
Après le tabac s’ouvrait la boulangerie Despériès. A ce propos, je me souviens que dans les familles, on était très fidèles aux fournisseurs : ainsi, ma grand-mère fréquentait l’épicerie Reynes, à l’angle de la rue de la Fraternité, pendant que sa belle-sœur, qui habitait le même immeuble qu’elle, préférait l’épicerie du « Rafe » et la boulangerie Despériès et rien n’aurait pu les faire changer, chacune considérant qu’elle avait fait le meilleur choix.

Après la boulangerie, on trouvait un commerce qui existait dans plusieurs quartiers de la ville mais qui a aujourd’hui disparu : la droguerie que les Parisiens appelaient le marchand de couleurs ! On y trouvait plus que des couleurs : des produits chimiques en vrac dans les tiroirs, pour le jardin, pour la vigne ou pour la maison. On y achetait aussi des produits pour les soins du corps ou des cheveux, pour la lessive ou le soin du linge, contre les mouches, les insectes, les rats et souris avec, selon la saison, dans la vitrine, le soufre ou la bouillie bordelaise, ou la pompe « fly-tox » avec son petit réservoir et un corps en tôle bleue emmanché d’un piston se terminant par une poignée en bois. L’attractivité relative de la vitrine était relayée par les odeurs de tous ces produits se répandant à l’extérieur. J’aimais beaucoup aller dans cette boutique pour ces odeurs de produits chimiques ou naturels mais aussi pour celle des eaux de Cologne qui figuraient en bonne place dans de grands bocaux de verre transparents qui avaient souvent la forme d’énormes gouttes d’eau. Quand la droguerie mit fin à son activité, elle fut remplacée par une laverie dans laquelle s’alignaient de grosses machines blanches. Ce n’était pas la laverie automatique que l’on connaît actuellement, dont on ignore même le nom de l’invisible propriétaire, puisque c’était l’exploitant qui procédait aux opérations. Le progrès, si l’on peut dire, a supprimé la présence humaine.
Le rez-de-chaussée de l’immeuble formant l’angle de la place de la Capelle et du boulevard de Bonald était occupé par un café dont la terrasse en planches était délimité par de volumineux bacs en ciment, plantés de fusains taillés. En face, de l’autre côté du boulevard, comme aujourd’hui, il y avait trois autres cafés.

DOCUMENTS RUE DE BONALD

Boulevard de Bonald

Cette photo datée d’avant 1914 par l’abbé Vivier (photo 213, Un siècle d’Images Millavoises) représente déjà, sur la partie droite direction Mandarous du boulevard De Bonald, le magasin « Au Pauvre Jacques » et le salon de coiffure. La boutique de prêt-à-porter Kim est située par l’auteur sur le site de l’actuelle boulangerie-pâtisserie Galzin et sur ce qui paraît être l’ancien site d’un salon de coiffure dames.

Boulevard De Bonald

Poursuivant mon trajet vers le collège sur le trottoir de droite en direction du Mandarous, je passais devant un magasin qui vendait des postes de radio et du matériel électrique. J’ai le souvenir d’être entré dans cette boutique en compagnie de mes parents pour accompagner mon jeune frère qui avait décidé d’investir toutes ses économies, réunies sous par sous sur ses résultats scolaires, dans un tourne-disque « La Voix de son Maître ». Cette boutique a depuis très longtemps disparu, remplacée aujourd’hui par un coiffeur. On trouvait ensuite la boutique du truculent Joseph Barthe, marchand de journaux et de papeterie qui, à son arrivée à Millau, venant du Midi, avait commencé très modestement son activité rue Peyrollerie, par le portage des journaux avant de venir tenir commerce boulevard de Bonald, signe incontestable du début d’une ascension économique et sociale qui se traduisit plus tard par son installation place du Mandarous, entre Jean-Jaurès et République, à la place du magnifique « Café de Millau ». A cette époque, Joseph Barthe exerçait également, le dimanche avec une autorité certaine, les fonctions d’arbitre de rugby. Joseph était aussi célèbre pour ses quelques bons mots, qui, vrais ou faux, faisaient rapidement le tour de la ville. Personnellement, j’ai le souvenir de l’avoir entendu dire au député Delmas, qui préparait sa campagne électorale au cours d’une réunion de sympathisants, que la meilleure des campagnes : « c’était le bouche-à-bouche ! » lapsus qui lui valut des applaudissements nourris avant de reconnaître que c’était plutôt le bouche-à-oreille !
La boutique suivante retenait facilement l’attention de tous les gamins qui allaient ou revenaient de l’école. A l’enseigne de « L’idéal Cadeau », on y vendait des jouets. Plus tard, ce commerce changea de côté pour s’installer dans des locaux beaucoup plus vastes à la place de la grande pâtisserie Sabatié puis Solassol, que distinguait une immense marquise en fer et verre venant abriter le trottoir.

La marquise de l’ancien "Ideal Cadeau" (photo Martine Astor)

Toujours côté droit du boulevard, après l’Idéal Cadeau, il y avait le salon « hommes dames » de monsieur Barthe (sans parenté avec le précédent). Je le revois en blouse blanche, appuyé au chambranle de sa porte, le visage rond mangé par de grosses lunettes à monture d’écaille. Son fils Jean rejoignit le collège en sixième et fut pendant toute sa scolarité un élève brillant souvent honoré du prix d’excellence. A son sujet me revient une anecdote qui nous avait beaucoup amusés. Jean Barthe, après le bac, avait préparé et réussi le concours d’entrée à Santé Militaire. Il était revenu en fin d’année passer Noël en famille à Millau. Assez fier de lui, il n’avait pas manqué de se promener en ville en tenue militaire, képi grenat, gants de peau à la main gauche tenant le gant de la main droite. C’est ainsi qu’il croise sur le Mandarous une de nos amies, Geneviève Cabirou, qu’il s’empresse de saluer. C’est alors que, sûr de son effet dans sa belle tenue, il s’entend dire : « le papa Noël t’a gâté, il t’a porté une jolie panoplie ! ». Effet manqué, dialogue interrompu et dans les jours qui suivirent retour à la tenue civile.
Après le magasin du coiffeur, il y avait une mercerie, tenue par une dame âgée et sa fille, à l’enseigne « Au Pauvre Jacques ». A l’angle de la rue Louis Julié, un marchand de prêt-à-porter pour hommes à l’enseigne « Kim » qui alla ensuite s’installer place du Mandarous à l’emplacement actuel de la Société Marseillaise de Crédit pour laisser la place au magasin de matériel électrique de monsieur Pierre Lavabre sous le vocable « Electronic ». C’est à monsieur Lavabre que je dois d’avoir vu les premières images de télévision. C’était dans les années cinquante. Mon père, informé de l’événement, nous avait pris un dimanche en voiture jusqu’à la Pouncho d’Agast où l’on accédait par une mauvaise piste pleine d’ornières et de trous, et là, sur ce promontoire, monsieur Lavabre avait stationné un fourgon automobile à l’arrière duquel était posé sur une table un poste de télévision, écran bombé, coins arrondis, sur lequel on pouvait voir quelques images en noir et blanc avec des passages de bandes plus foncées et quelquefois aussi un fond de neige. Tout cela fonctionnait sur un groupe électrogène posé un peu à l’écart et grâce à un grand râteau fixé en haut d’un mât planté à côté. Nous étions ainsi quelques individus venus au rendez-vous de la technique et malgré la très médiocre qualité des images et du son, tous admiratifs et incrédules de voir des images venues d’ailleurs par la voie des airs. Depuis, chacun connaît la place que la télévision a prise dans nos vies faisant même du ventre des mères les écrans des nuits utérines des futures générations.
(à suivre)

Jean-Louis ESPERCE
Novembre 2011

NOTE

1. Le « bois de lune » était de la tige de clématite lignifiée.


Commentaires